C’est dans la version d’origine que Roberto Devereux est à l’affiche pour le dixième anniversaire de ce festival Donizetti dans le théâtre de Bergame qui porte le nom du compositeur. D’où l’étonnement de maints spectateurs, certains un peu dépités de ne pas avoir entendu les échos de l’hymne appelant Dieu à sauver le souverain britannique, parce que l’ouverture où figure cette citation fut rajoutée par Donizetti pour la création à Paris.
On entre donc de plain-pied dans le drame, avec la première scène où les courtisanes à l’affut commentent le mal-être manifeste de la duchesse de Nottingham, qui se tient auprès d’un lit rouge à deux places, comme sera rouge le trône royal.
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Ce lit auprès duquel la reine apparaît aussitôt après sera souvent présent, y compris jusque dans les cintres, moyen peut-être d’insister assez lourdement sur le fait que pour la reine, la pire trahison de son favori ne serait pas celle qu’on lui reproche, de nature politique, mais celle qu’elle redoute, amoureuse, à la fois sentimentale et sexuelle.
On a été frappé, avant même que la musique ne commence, par la mise en condition du spectateur. Un fragment d’un tableau représentant la reine Elisabeth tient lieu de rideau. La scène est encadrée par des bandeaux d’un blanc qui peut devenir éblouissant quand l’espace central est brièvement plongé dans le noir et qu’y apparaissent soudain tribunes latérales ou centrales. Ces dernières, surélevées au-dessus de l’espace du plateau, donnent ainsi à voir les dissensions à propos de la décision à prendre à propos du comte d’Essex. Les artistes des chœurs y sont installés, ce qui élimine habilement défilés et piétinements ; leurs corps sont invisibles mais la lumière éclaire les têtes alignées pour peut-être évoquer les études de tête des peintres contemporains de la période, et quand ils se mettent à s’agiter, leurs mouvements illustrent clairement les oppositions qui engendrent le blocage.
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Cet exemple prouvera, on l’espère, avec quel soin la mise en scène a été préparée. Sans doute aurait-on pu se passer de la pantomime des femmes qui recueillent des crânes au dernier acte et vont les déposer à l’avant-scène, où, à l’entracte ont été installés des bouquets et des bougeoirs. Le memento mori – le crâne au milieu de fleurs et flanqué d’un sablier – installé sur une table à l’avant-scène était-il nécessaire ? Quant à l’apparition de la marionnette géante représentant la mort, et qui est peut-être une projection du contenu mental de la souveraine, était-elle indispensable ? Elle nous a semblé ajouter un élément de distraction – son étreinte d’un éphèbe sur le lit – qui affaiblit la tension dramatique liée au dilemme irrésolu par la reine alors que le temps presse. Dans le même esprit de surcharge, le bas de la robe de la souveraine représente en miroir la «vanité» déjà mentionnée, avec ce crâne qui rappelle aux vivants la loi universelle, la mort attend chacun. Cette insistance était pesante.
Le soin apporté aux lumières, éléments majeurs de la réussite du spectacle, les fondus au noir permettant l’enchaînement des scènes, se constate aussi à propos des costumes et des couleurs. Que le bleu soit choisi pour habiller Roberto Devereux allait de soi puisque c’est la couleur choisie par la duchesse de Nottingham pour l’écharpe brodée d’or qu’elle destine à celui qu’elle aurait voulu épouser. Mais elle-même se couvre d’un manteau bleu. Pour la cape de son mari, les couleurs sont-elles symboliques ? En tout cas les plis de sa cape prennent aux lumières des reflets chatoyants où le vert, le bleu et l’or s’allient harmonieusement. Les seconds rôles et les choristes sont en noir, les fraises de leur col constituant pour ceux-ci une référence historique suffisante. L’éphèbe est torse nu et son pantalon du même rouge que le lit dit assez où le feu couve.
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Globalement réussi sur le plan visuel, le spectacle ne l’est pas moins sur le plan de la distribution. Sans doute les a priori de certains auront la vie dure et ils soutiendront contre l’évidence que Jessica Pratt ne devrait pas chanter le rôle d’Elisabetta, car « elle n’en a pas la voix ». Plutôt que de leur rappeler Beverly Sills et Mariella Devia parmi les devancières illustres, taxées elles aussi d’incapacité, on se réjouira de constater la maîtrise avec laquelle l’artiste s’empare du rôle, la pâte onctueuse des graves, la rondeur du medium et l’extension intacte dans l’aigu lui permettant de mener à bien la performance. SI elle parvient, rassurée par sa réussite, à desserrer un peu la bride, nul doute que son incarnation gagnera encore en efficacité et que la technicienne disparaîtra derrière le personnage.
Au même niveau de technique, mais est-il nécessaire de le dire, le Roberto Devereux d’un John Osborn égal à lui-même, dans la netteté de sa diction, le calibrage du son et le délié de l’émission, qui font de ses interventions des moments privilégiés pour les lyricomanes, et ils ont été nombreux à le lui faire savoir par de bruyantes ovations. Si sa dernière scène dans la prison a été – paradoxe du belcanto – un délice pour les auditeurs, le duo avec Sara, devenue duchesse de Nottingham, a constitué un sommet de la représentation, grâce à la générosité vocale de Raffaella Lupinacci, dont la voix pleine est presque trop riche pour un personnage présenté comme affaibli par la souffrance qui la mine, selon les mots de son conjoint. Mais l’énergie et l’étendue sont au service de la composition, les attitudes sont justes et l’expressivité contrôlée, tout concourt au plaisir des spectateurs, qui ne lui marchanderont pas leur enthousiasme.
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Dans le rôle difficile de Nottingham, qui plaide inlassablement pour sauver la vie de son ami le comte d’Essex avant d’apprendre qu’il est aimé de sa femme et d’agir dès lors en faveur de l’exécution, en empêchant Sara d’apporter à la reine la bague qui aurait pu le soustraire au bourreau, Simone Piazzola convainc globalement même si çà et là les ports de voix et la justesse ne sont pas impeccables. Sur l’ensemble, la prestation est honorable et la réception par le public a été très favorable.
Les autres solistes, qu’il s’agisse de David Astorga – Lord Cecil – Ignas Melnikas – Sir Gualtier Raleigh – ou Fulvio Valenti – un familier du duc, un cavalier – parviennent à donner tout le poids possible à leurs interventions même secondaires, ayant tous une excellente projection. Quant aux artistes des chœurs, on loue avec plaisir leur cohésion, leur souplesse, et la justesse d’accents.
Dans la fosse, Riccardo Frizza maîtrise l’orchestre Donizetti dont il obtient un niveau sonore qui concilie les besoins des chanteurs et la valeur dramatique de l’intensité. C’est une bel exercice d’équilibre qu’il mène à bien sans faute, la ponctuation des accents étant efficace sans grandiloquence inutile. On peut ainsi goûter les couleurs de l’instrumentation et les nuances expressives, et c’est l’impression qui reste, d’une harmonie entre la fosse et la plateau propre à rendre hommage au compositeur.