Impressionnante prise de rôle pour Elsa Dreisig que l’Elisabetta de Roberto Devereux. Le rôle est long, exigeant, fait appel à toutes sortes de moyens vocaux, très lyrique et belcantiste ici, plus dramatique là. En grande forme vocale, le jeune soprano donne l’impression d’y atteindre une manière de maturité et d’accomplissement.
Elle dessine dans sa robe de broché à vertugadin la silhouette de la reine vieillie, la démarche un peu titubante parfois, le dos cassé avec, bien sûr, le visage plâtré et le front immense que les portraits du temps (et la tradition opératique) ont définitivement attribués à la reine vierge. À cette incarnation physique troublante (on reconnaît à peine son visage sous ce masque), à sa présence en scène, beaucoup plus affirmée selon nous que lors des deux premiers volets de la Trilogie Tudor montée en trois saisons par le GTG *, elle ajoute un chant très intense, très ardent, qui va enthousiasmer le public de la première.
Ce Roberto Devereux a la simplicité d’une épure. La mise en scène de Mariame Clément a l’audace d’être simple et de faire confiance à la très efficace construction dramatique élaborée par Donizetti et Cammarano.
Le cadre de scène est le même que pour les deux autres opéras de la trilogie : de grands lambris bleutés, qui peuvent suggérer la « salle basse du palais de Westminster » ou s’ouvrir sur une forêt où passeront des chasseurs. Les dames de la cour, comme les courtisans, sont vêtus de complets vestons tout à fait contemporains, d’une parfaite neutralité (que viendront plus tard compléter des fraises tuyautées). Il ne s’agit point tant d’anachronisme que de s’installer dans une temporalité abstraite, celle du théâtre des passions.
Passions qu’on pourrait dire bourgeoises, car quel est le sujet de cet opéra ? La trahison ou les trahisons. Trahisons d’amour, trahisons d’amitié (et même trahison politique pour Devereux, qui sera donc doublement condamné à mort). Le quatuor soprano-mezzo-ténor-baryton y dessine toutes les figures possibles : la reine est trahie par sa confidente Sara et par son amant Roberto, le duc de Nottingham est trahi à la fois par son épouse Sara et par son meilleur ami Roberto, etc. Et comme dans un mélodrame du Boulevard du crime, deux accessoires, une bague et un foulard brodé, suffiront à dessiller les yeux des victimes.
Certes on reconnaît quelques-unes des coquetteries déjà vues dans Anna Bolena et Maria Stuarda, ces passages de silhouettes, qui sont réminiscences du passé ou préfiguration de l’avenir. Une Elisabetta enfant traversait déjà Anna Bolena (sa mère), on la retrouve ici jeune fille, comme l’image d’une innocence perdue ; on voit aussi une pâle silhouette aux longs cheveux en blanche chemise diaphane dont on croit deviner que c’est Maria Stuarda (figure du remords ?) ; au premier tableau apparaît un élégant jeune homme en pourpoint blanc dont on comprendra à la fin que c’est le futur Jacques 1er.
C’est d’ailleurs l’un des deux seuls personnages (avec la reine) qui soient en costumes Renaissance. Roberto Devereux porte un très contemporain costume en fil-à-fil gris moyen fort bien coupé, le duc de Nottingham complète le sien d’un gilet écossais qui met en valeur sa silhouette cossue… Moins bien lotie, la pauvre Sara n’a droit qu’à un chemisier beige et un pantalon flottant assez pauvrets.
La mise en scène de Mariame Clément se tient en somme à égale distance de l’historicisme à la David McVicar et du dépouillement d’un Christophe Loy. Son élégance, sa discrétion, laissent la première place à l’émotion musicale.
Rendant d’autant plus frappante l’inventivité de Donizetti et son désir de renouveler l’opéra. Il construit sa dramaturgie par scènes, en quoi il préfigure Verdi. Rappelons que Roberto Devereux date de 1837, que Nabucco sera créé en 1842 et Macbeth en 1847. Du pur bel canto à la Rossini, à la Bellini ou même à la Donizetti jeune, on évolue vers l’opéra romantique.
Pendant l’ouverture, dont la baguette de Stefano Montanari souligne le caractère étrangement pimpant pour préluder à un drame lyrique (et où s’entend, autre extravagance, le God save the Queen), on voit s’ouvrir le cercle sombre des courtisans pour révéler les protagonistes, la reine offrant à Roberto une bague en signe de fidélité (non partagée) puis Sara, enfin un billot évocateur de Maria Stuarda (dont passe la silhouette), billot annonciateur de la fin de Roberto.
Belcantisme
La première apparition de la reine est déconcertante : ses premières phrases sont dos au public, et peu audibles : avec à son côté le jeune blond au pourpoint blanc, elle pose assise face à un peintre qui brosse son portrait ; mais très vite elle se retourne et dès son premier récitatif « A te svelai tutto il mio core », où elle évoque ses doutes quant à la fidélité de Roberto, puis avec sa cavatine « L’amor suo mi fe’ beata », Elsa Dreisig impose à la fois un timbre, une ligne de chant, l’aisance de ses notes hautes, mais surtout un belcantisme très pur, une expressivité naissant uniquement du legato, des couleurs, de ce chant en apesanteur dont Giuseppina Ronzi De Begnis, interprète fétiche de Donizetti, était dit-on spécialiste. La cavatine « Ah! Ritorna qual ti spero » sera aérienne à souhait, ornementée dans sa reprise, modèle de canto fiorito, alignant huit si aigus et un rutilant contre-ut final.
Entre air et cabalette, se sera glissé un tempo di mezzo, un de ces épisodes intercalés par lesquels Donizzetti s’attache à casser le traditionnel schéma récitatif-aria-cabalette, en l’occurrence l’entrée de Lord Cecil (Luca Bernard, membre du jeune ensemble du GTG, voix de ténor très lumineuse) qui vient annoncer que le comte d’Essex (Roberto Devereux) est convaincu de trahison. Lequel Roberto alors surgira pour demander sa grâce à la reine.
Donizetti en recherche
Déjà entendu dans les deux volets précédents de la trilogie, Edgardo Rocha est un ténor à la voix très claire, très ouverte, aux phrasés élégants, et leur dialogue sous forme de récitatif accompagné, tout en ruptures, en courtes cellules musicales, en variations de climats et de tempos, sera un nouvel exemple de théâtre donizettien, avant leur duo « Un tenero core », en apparence moment de lyrisme amoureux, en réalité moment d’ambiguïté : ils chantent ensemble, mais sont séparés par le soupçon.
La reine sera à l’avant-scène, le comte au second plan, au centre du plateau, quand elle lui demandera a cappella (bel effet) : « Non ami ? » – Tu n’aimes pas (sous-entendu, une autre). Il répondra (évidemment) que non, et ce mensonge déterminera une cabalette à deux particulièrement coruscante sur un tempo allegro vivace, apparemment joyeux (ré majeur), mais où chacun ne parlera que de mort, elle de la donner, lui de s’y laisser glisser.
Pré-verdien ?
Quant à Nicola Alaimo, il compose un impressionnant duc de Nottingham. Donizetti confie à cet homme malheureux de voir sa femme souffrir, sans qu’il comprenne encore pourquoi, une cavatine d’une intense tristesse, « Forse in quel cor sensibile », où le baryton italien, grand spécialiste de Verdi, peut déployer son timbre opulent, aux graves généreux et aux aigus légèrement métalliques, d’une projection puissante. Belle incarnation, chargée d’humanité, qui inclinerait à se demander si le baryton verdien n’aurait pas été inventé par Donizetti… En tout cas, la cabalette où il célèbrera la « sainte voix de l’amitié » verra Nicola Alaimo aller de douces demi-teintes, sensibles et magnifiquement timbrées, jusqu’à un fa aigu, sommet de sa tessiture, qu’il fera hardiment et spectaculairement rayonner.
Amours clandestines
On constate en tout cas que les airs fermés comme cette cavatine sont assez rares dans cet opéra, alors que les scènes dialoguées s’y multiplient. Tel le duo entre Sara et Roberto à la fin du premier acte, vrai duo d’amour de deux amants qui savent que le destin (et la reine) vont les séparer à jamais. La scène se passe dans l’appartement de Sara, une chambre lambrissée qu’un mouvement glissant fera apparaître. Commode Louis-Philippe (c’est l’époque) et ambiance cosy.
On avouera (affaire de goût) avoir été moins séduit par la prestation de Stéphanie d’Oustrac qui retrouve avec Sara un rôle de mezzo-soprano. On se souvient peut-être que, pour Maria Stuarda, c’est le rôle (de soprano aigu) de la reine d’Écosse qui lui était échu, et on n’avait guère été convaincu de la pertinence de cette option.
Déjà son air d’entrée, sa romance « All’ afflitto è dolce il pianto », tout à fait dans sa tessiture, nous avait paru cueilli à froid, la ligne un peu heurtée et la voix manquant d’homogénéité. On aura un sentiment similaire de pathétisme exagéré avec son récitatif « Tutto è silenzio ! » Même si, certes, le contexte est dramatique : Sara enjoint à son amant de « vivre et de fuir de ces lieux ».
Le duo, « Il vero intesi ? », très expansif, semblera lui aussi quelque peu extérieur et assez bousculé de style entre les deux amants commençant à se déboutonner l’un l’autre… Ici, un bref noir tombera. La lumière se rallumant au bout d’une douzaine de secondes, on les retrouvera, elle en petite culotte et lui se rajustant, tour de passe-passe vestimentaire qui fera glousser la salle… avant un duo final assez tonitruant qui les verra monter jusqu’aux extrêmes de leurs tessitures.
À cet expressionnisme quelque peu hirsute, on avouera préférer le noble chœur des courtisans « L’ore transcorrono », où le Chœur du GTG, conduit par Mark Biggins, fait des merveilles de cohésion, d’ampleur, de respiration, de souplesse.
Et après que Lord Gualtiero Raleigh (le toujours excellent William Meinert, lui aussi membre du Jeune ensemble de l’opéra de Genève) aura révélé à la reine qu’une écharpe brodée aura été trouvée parmi les vêtements du comte, commencera une autre confrontation d’envergure : celle de la reine et du duc.
Dreisig impressionnante
Scène toute en changements de tempis (parfois incongrus à l’image de la cabalette interpolée de Nottingham) menée avec autant de fermeté que de souplesse par Stefano Montanari. Nicola Alaimo y varie en finesse les couleurs et les inflexions (de même que Donizetti qui illustre chaque mot du texte), tandis qu’Elsa Dreisig dose tout aussi finement l’équilibre entre sa ligne, toujours belcantiste, et un dramatisme qui va croissant (à l’évidence elle s’est inspirée de Beverly Sills).
L’entrée de Roberto transmuera le duo en trio : fureur de la reine, qui exhibe l’écharpe brodée, confusion du comte (son « Oh ! Ciel » assez puéril fait pouffer le public), noble courroux du duc…
Mais surtout Elsa Dreisig montre là une puissance, une incandescence vraiment tragiques sans rien perdre du contrôle de son chant, notamment dans de vertigineuses coloratures descendantes. Elle est impressionnante de fierté farouche dans le monologue « Tutti udite » précédant la signature de la condamnation à mort, une lente montée chromatique d’une tenue vocale toujours soutenue.
Avant une strette de fin d’acte (avec chœur) plus traditionnellement bruyante, mais tout à fait efficace.
Scène de ménage
Le dénouement se fera en trois scènes. D’abord, dans la chambrette déjà évoquée, une confrontation entre Sara et le duc, un peu brutalement menée (jusqu’au bris d’une chaise bien innocente…), surchargée de pathos par l’un et l’autre, à l’image de la trop virulente supplique de la duchesse (« All’ambascia ond’io mi struggo »). À nouveau, on pense là à Verdi, celui de Rigoletto par exemple, mais en se demandant si ce n’est pas prématuré.
Autre page orchestrale du meilleur Donizetti, le prélude à la scène de la prison, où les bois et les cuivres de l’Orchestre de la Suisse Romande se transmettent un petit thème obsédant, offrira prétexte à une nouvelle image fantomatique, celle d’Elisabetta en longue chemise blanche errant éperdue entre les arbres de la forêt, sous de romantiques flocons.
L’air de la prison semble un souvenir lointain de celui de Fidelio. Chose étonnante, c’est le seul air offert à Roberto Devereux dans un opéra qui porte pourtant son nom, air de surcroît ajouté lors de la création parisienne pour mettre en valeur l’art belcantiste de Rubini. Edgardo Rocha pourra enfin y déployer son chant dans un élégant cantabile, mettant en valeur un beau timbre lyrique (« Come uno spirto angelico ») avant une allègre cabalette (« Bagnato il sen di lagrime »), joliment ornementée dans sa reprise.
Mais c’est évidemment la fameuse scène finale qu’on attend. Dans le programme de salle, Mariame Clément et Stefano Montanari disent avoir voulu éviter d’en faire une scène de folie. C’est une option. Il n’empêche, et peut-être parce qu’on se souvient de quelques spectaculaires interprétations, on restera sur un sentiment de frustration…
Une folie raisonnée
La mise en scène installe d’abord la reine sur une chaise entourée d’un austère bataillon de brodeuses en noir, penchées sur leur ouvrage.
C’est là qu’Elsa Dreisig pourra détailler avec une grande sensibilité le récitatif « Vana la speme », avec une très belle colorature sur « Arresta ! », puis l’aria « Vivi, ingrato », cantabile d’une élégance mélancolique impeccable, tout en lignes descendantes, en arpèges, en sons filés déchirants.
Moment où tout s’accélère : la reine apprend que Roberto marche au supplice, demande s’il n’a pas demandé qu’un gage lui soit apporté (la bague) réclamant un geste de grâce. Cet anneau, c’est Sara qui le lui tend, mais trop tard, et Elisabetta comprend en un éclair que c’est par sa favorite qu’elle a été trahie. Mais aussi par Nottingham qui, par vengeance, n’a rien fait pour ralentir la hache du bourreau. Elle les expédiera tous deux au billot pour faire bonne mesure.
Elsa Dreisig va aller chercher ses notes ses plus graves sur « Spetato cor ! » avant les deux ultimes strophes où elle sera absolument magnifique de lyrisme éperdu.
C’est le moment où l’on voit souvent la vieille reine, dans un délire sanglant, arracher sa perruque et révéler son crâne chauve, séquence horrifique où les Devia, Gruberova ou Radvanovsky se sont illustrées… La mise en scène genevoise prive Elsa Dreisig de ces débordements spectaculaires. Peut-être judicieusement s’agissant d’une jeune cantatrice qui aborde ce rôle.
Elle se contente, si l’on ose dire, dans « Quel sangue versato » puis dans « Mirate : quel palco » d’aller jusqu’à l’extrême de ses moyens, de sa puissance expressive, sans rien perdre de la beauté de son timbre ni de sa ligne de chant, qu’à tort ou à raison nous avons qualifiée de belcantiste.
L’ovation du public genevois, soulevé, saluera cette impressionnante performance.
* Dans le courant du mois de juin, on verra deux cycles complets de cette Trilogie et nous y reviendrons.