On devrait tout faire deux fois. Revoir un spectacle, en l’occurrence un opéra, c’est comme revoir un film ou relire un livre. Le temps a passé, on ne respire plus le même air, les interprètes ont évolué, tout est différent, on se souvient de certaines choses, pas d’autres, on ne va plus fiévreusement du début à la fin, l’architecture en devient limpide.
À plus forte raison quand il s’agit d’une trilogie. En l’occurrence d’une trilogie Tudor. Qu’évidemment Donizetti n’a pas conçue en tant que telle, les trois opéras étant venus l’un après l’autre, au hasard des livrets et des commandes. Sinon, allez savoir, il aurait peut-être inventé le leitmotiv…
Non, un seul point commun entre eux, Elizabeth 1ère. Personnage formidablement théâtral (ou cinématographique, cf. Bette Davis ou Helen Mirren), virtuellement présent dans Anna Bolena (sa mère), puis au sommet de sa cruauté (et de son désarroi amoureux) dans Maria Stuarda, enfin au déclin de sa vie (et de ses amours) dans Roberto Devereux. Et si certaines chanteuses ont chanté et/ou enregistré les trois reines (on pense à Beverly Sills, Montserrat Caballe ou Edita Gruberova), l’idée d’en faire un ensemble est, croyons-nous, inédite, en tout cas rare.
C’est un répertoire où bien sûr tout tient par l’interprétation. Voici quelques semaines, justement, on avait vu Roberto Devereux et on avait été tellement été impressionné par la performance d’Elsa Dreisig, qu’on désirait revenir aussi pour elle.
Sans oublier Stéphanie d’Oustrac et Edgardo Rocha, embarqués dans l’aventure de ces trois opéras montés en trois saisons par le Grand Théâtre de Genève et d’emblée pensés comme un tout.
Des leitmotives visuels
Pas de leitmotives musicaux, on le disait. Marianne Clément, la metteuse en scène, et son inséparable Julia Hansen, à qui l’on doit décors et costumes, les ont remplacés en somme par des leitmotives visuels.
Qui, à revoir les trois opéras en une semaine (sacrée performance des interprètes), prennent tout leur sens. Certaines images qui pouvaient passer pour des coquetteries deviennent structurantes, contribuant à faire dialoguer chaque opéra avec les deux autres.
Ces images obsessionnelles, ce sont d’abord, incarnées par deux figurantes, celles de la reine. On la voit petite jeune fille (longues tresses rousses) et on la voit surtout telle que l’imagerie l’a inscrite dans les mémoires : visage plâtré, front rasé, vertugadin, grande robe de cour, arpentant la scène telle une apparition, image de la solitude, de la mélancolie, de l’amertume, du passage du temps, hantant les trois opéras, semblant parfois se dédoubler, le personnage de légende s’incarnant et se désincarnant tour à tour, dans un jeu de miroir obsédant – il y a d’ailleurs beaucoup de miroirs.
Récurrente aussi, l’image du billot : dès l’ouverture de chacun des opéras, apparait le chœur, masse noire de mauvaise augure s’écartant pour révéler le sinistre bloc de bois prémonitoire.
L’innocence et la mort
Aussi présent que celui de la mort inéluctable, le thème de l’innocence, symbolisée par la longue chemise blanche d’Anna Bolena, identique à celle de Maria Stuarda au moment de mourir, la même – et c’est plus étonnant – que celle d’Elisabetta, apparaissant éperdue, errant dans une forêt enneigée, peu avant qu’elle ne comprenne qu’elle a été doublement trahie par son amant Roberto Devereux et son amie intime, Sara, duchesse de Nottingham, et qu’elle ne les condamne tous deux à la hache du bourreau.
Cette longue chemise blanche, on la voit aussi, portée par l’Elisabetta enfant et l’Elisabetta décrépite, qui, leurs longs cheveux défaits, traversent parfois, images du désespoir, de l’échec ou de la folie, les forêts de bouleaux (réelles ou projetées sur des écrans) suggèrant Hampton Court ou Windsor.
De grands lambris d’un bleu aquamarin, où viennent tourner (Anna Bolena) ou glisser (Maria Stuarda et Roberto Devereux) d’obsédantes clairières, printanières ou automnales, que traversent des chasseurs (la chasse, c’est la présence subliminale du père, Henry VIII, d’où la foison récurrente de trophées ou de bois de cerf, autres figures de la mort), un jeu élégant de bruns et de bleus que viennent assombrir les noirs (mais non moins élégants) costumes du chœur des courtisans, de style Tudor dans Anna Bolena puis de plus en plus contemporains à mesure qu’on avance dans la trilogie.
Paradis de l’enfance
Seule vision qui garde quelque chose d’idyllique : les grands panneaux peints d’Anna Bolena, féeriques comme une tapisserie aux « mille fleurs ». C’est la forêt d’une enfance rêvée pour la fille d’Anna Bolena. Une forêt où pointent soudain leur bec deux gros canaris d’un jaune éclatant, incongrus et furtifs, image qui, bien plus tard, dans Roberto Devereux, aura son symétrique : un oiseau mort que recueillera la petite fille, et qu’elle enveloppera dans le foulard brodé qui aura scellé le destin de l’amant d’Elisabetta.
Dans cette forêt de l’enfance, on aura aperçu aussi, vision furtive non moins belle, cette petite fille se coucher sur l’énorme hure d’un cerf décapité, comme une nouvelle prémonition de toutes les têtes qui tomberont, d’un opéra à l’autre.
Une femme de pouvoir
On n’en finirait plus d’énumérer les jalons que pose la mise en scène au fil des trois opéras, mais on notera encore qu’au début d’Anna Bolena on voit l’éphémère épouse d’Henry VIII poser pour un peintre, et qu’au début de Roberto Devereux c’est Elisabetta qu’on verra se faire portraiturer. Comme pour souligner une obsession très moderne (et politique) de l’image que la metteuse en scène veut mettre en avant.
Ainsi l’Elisabetta de Maria Stuarda apparaît-elle curieusement vêtue d’une étrange redingote dorée qui lui donne l’aspect de quelque cigale et les cheveux coupés court et plaqués, très « executive woman », comme pour gommer toute féminité et affirmer que « la femme est un homme de pouvoir comme les autres » (on cite là Mariame Clément).
Autre citation : « La mise en scène, ce n’est pas du remplissage ; il faut parfois faire preuve de simplicité et, paradoxalement, c’est quelque chose qui vient avec l’expérience ». Et Stefano Montanari, le chef d’orchestre, d’abonder dans le même sens : « La simplicité, c’est-à-dire être expressif et clair, c’est ce qui est le plus dur à trouver dans la musique. Parfois il faut quand même vingt ans de carrière pour arriver à comprendre qu’il n’y a rien à faire, à part ‘juste’ chanter le texte. »
Émotion pure, et purement musicale
Car, oui, au final, l’essentiel, c’est bien la pure émotion musicale qui s’impose, et la performance des interprètes. Elsa Dreisig en tête. À l’époque de la première Anna Bolena, en 2021, Forum Opera, sous la plume de Clément Mariage, avait suggéré qu’elle ne convainquait « que par intermittences », et c’est aussi le souvenir que nous en avions gardé.
Plus rien de tel ici. Au fil des trois opéras, on ne cessera d’être impressionné par une maîtrise constante de toutes les embuches techniques tendues par Donizetti aux créatrices des rôles, Giuditta Pasta ou Giuseppina Ronzi de Begnis. Coloratures, trilles, vocalises et autres cadences, tout cela pourrait n’être que virtuosité pure. Mais c’est bien l’intense émotion qu’elle dégage qui fait le prix de ces performances.
On ne reviendra pas sur son impressionnante composition dans Roberto Devereux, la vieillarde hallucinée qu’elle dessine dans la scène finale, habitant chaque note. On a le sentiment qu’Elsa Dreisig a trouvé là quelque chose, une manière de donner chair à la musique, qui lui permet de revisiter son Anna Bolena, qui sonne tout autrement qu’en 2021. On le perçoit dès son air du premier acte « Come, innocente giovane », par une certaine couleur pathétique et par les coloratures sur « lusingar » de la cabalette, impeccables parce que dans le sentiment. Art purement belcantiste, qui allie paradoxalement la virtuosité (ces notes hautes aériennes !) et une profonde mélancolie.
Ce qui est très passionnant, dans ce jeu sur les couleurs de la voix, cette maîtrise de la ligne, c’est que Dreisig les associe à une construction très fine de ses personnages : la fragilité et la sincérité d’Anna, la dureté conquise de l’Elisabetta de Maria Stuarda, le vieillissement de l’Elisabetta de Roberto Devereux, chancelante et hagarde.
d’Oustrac non moins impressionnante
Non moins inspirée, Stéphanie d’Oustrac prête à Giovanna Seymour des couleurs pathétiques (servies par l’autorité de la ligne musicale et une impressionnante projection), et une attitude constamment penchée, comme pour en faire une effigie du malheur, face à l’Enrico (Henry VIII) d’une solidité de bronze d’Alex Esposito, grand spécialiste du rôle auquel il confère une autorité, des accents furieux, parfois quelques failles subtiles, et sa native italianitá appuyée sur une diction mordante.
On ne reviendra pas sur le pari d’inverser, pour Maria Stuarda, la répartition vocale habituelle entre soprano I et soprano II. À Elsa Dreisig, soprano Iyrique, est confié le rôle d’Elisabetta, souvent dévolu à des voix dramatiques (Eileen Farrell, Shirley Verrett…) tandis que celui de Maria, habituellement dévolu à un soprano colorature, est confié à Stéphanie d’Oustrac qui est un vrai mezzo.
Si on avait été déconcerté de ce parti pris en 2022, il n’en est plus rien. D’un point de vue dramaturgique, cette option a même cette conséquence intéressante que l’équilibre des deux personnages, Elisabetta et elle, en est renversé. Étrangement le personnage fort, ici c’est Maria, alors qu’elle est en principe la victime de l’acariâtre souveraine. Laquelle a beau revêtir une défroque masculine et à l’occasion une cuirasse dorée, elle n’en semble pas moins dominée par la reine d’Écosse à la féminité surjouée.
Il faut dire que d’Oustrac, déchaînée, lui prête, là encore, une fierté, une âpreté terrassantes. D’ailleurs à la fin de l’opéra, Elisabetta disparaît du paysage. Une fois la sentence de mort tombée, elle laisse le terrain à Maria pour la célèbre prière, climax d’émotion : d’Oustrac, par son engagement, en fait un sommet de dramatisme, allant chercher ses notes hautes les plus térébrantes pour survoler le chœur, porté par la baguette ardente de Stefano Montanari. Quant à son ultime air, « Ah ! se un giorno da questa ritorte », il perd en séraphisme tout ce qu’il gagne en tragique, en grandeur, en désespoir.
Laisser respirer
L’autre moment essentiel de Maria Stuarda, c’est la terrible confrontation de la fin de la première partie entre les deux reines, le grand sextuor avec chœur, « E sempre la stessa », qui culmine sur l’insulte suprême « Figlia impura di Bolena » lancée avec fureur par d’Oustrac. S’il fait monter les deux chanteuses jusqu’aux confins de leurs voix, c’est, jusqu’à l’accelerando de la strette, un de ces moments où la direction, exaltante jusqu’au débridé, de Montanari soulève de vastes houles d’émotion. Il est juste de dire que le premier final de Roberto Devereux (comme d’ailleurs son impeccable ouverture) bénéficient de représentations toutes récentes, et sont d’une netteté d’exécution incomparable. À l’évidence, les musiciens de l’Orchestre de la Suisse Romande sont suspendus à la baguette et au doigt impérieux du chef italien, qui sait aussi laisser respirer cette musique, qui a besoin d’air pour planer à son aise. Le chœur du Grand Théâtre de Genève constamment sollicité, et impliqué dans le jeu, est comme toujours d’une cohésion, d’un velouté merveilleux sous la direction de Mark Biggins. On n’en prendra pour seul exemple que le très beau chœur d’entrée du deuxième acte « L’ore trascorrono, surse l’aurora », dans Roberto Devereux.
Formidable Nicola Alaimo
Du côté des clés de fa, et non moins éclatant qu’Alex Esposito, on redira à quel point Nicola Alaimo est formidable dans le rôle du Duc de Nottingham : que ce soit dans la bonté ou dans la fureur, il déploie une ampleur et une humanité, une puissance grandioses. Massif, imposant, il fait sonner une voix immense, à la démesure de la générosité et de la violence du personnage. Le moment où il découvre qu’il a été trompé à la fois par son épouse et par son ami n’aura d’égal en désarroi que celui où la vieille reine comprendra qu’elle aussi aura été doublement bernée par la Duchesse et par son amant.
Comme Dreisig et d’Oustrac, Edgardo Rocha sera des trois opéras. Tour à tour, il sera Ricardo Percy, Roberto, comte de Leicester et Roberto Devereux, comte d’Essex, et fera des trois rôles, sans doute sur les indications de la metteuse en scène, des personnages assez légers, plutôt immatures, un peu veules, mettant à leur service un timbre clair de ténor lyrique, aux aigus parfois un peu tirés, comme à la fin de Maria Stuarda. Il faudra attendre Roberto Devereux pour que Donizetti, dans l’air de la prison « Come uno spirto angelico », lui offre l’occasion de déployer sa voix dans toute sa vigueur.
Comme s’il s’agissait de trois premières, on vit à la fin de chacun des trois opéras Mariame Clément venir saluer avec tous les interprètes, et recueillir sa juste part de l’enthousiasme du public.
Nous avons vu des caméras dans la salle et des forêts de micros dans la fosse. À l’évidence, on verra un jour ou l’autre cette belle Trilogie vivre d’une autre vie.