Paru en 1791, le roman de Florian Gonzalve de Cordoue inspire en 1798 au dramaturge Cienfuegos une tragédie, Zoraide, qui sera à son tour utilisée pour les livrets de trois opéras, Abenamet et Zoraide de Nicolini en 1806, Les Abencérages ou l’étendard de Grenade de Cherubini en 1807 et Zoraida de Farinelli en 1815. Donizetti s’y frotte en 1822 et c’est la version que le Festival de Wexford a proposée l’an dernier. Il est donc revenu au Festival Donizetti de Bergame de présenter la version remaniée que le compositeur proposa à Rome en 1824, dans une édition critique dont Paolo Fabbri, le directeur scientifique du Centre d’Etudes donizettiennes et Edoardo Cavalli, qui l’a réalisée, exposent la genèse dans deux articles du livret de salle, passionnant comme à l’accoutumée.
L’intervention de Jacopo Ferretti, le librettiste de Cenerentola et de Matilde di Shabran, dans la réécriture du livret de 1822 a eu pour résultats l’amélioration de l’efficacité dramatique mais aussi l’inflexion de la composition vers une imprégnation rossinienne indéniable, avec la réécriture de scènes dédiées à un personnage prévu pour un ténor et chanté en 1824 par Rosamunda Pisaroni, soprano devenu contralto, qui avait interprété Andromaca dans Ermione et Malcolm dans La donna del lago. Ce n’est pas un des moindres charmes de la partition que d’entendre, mêlées à la voix d’un Donizetti qui cherche à s’affirmer, des réminiscences – de Tancredi, de L’Italiana in Algeri, de Cenerentola – qui relèvent sûrement plus de l’imprégnation que de l’imitation. Et la coupe même des textes nouveaux – le livret de salle les met en regard du texte de 1822 – entraîne comme allant de soi l’éclosion d’un rondo alla Rossini.
Si la composition musicale est affectée par les modifications du texte, les péripéties restent inchangées. Le contexte est celui des dernières années du royaume musulman de Grenade, qui subit les assauts de l’armée chrétienne alors qu’il vient d’être le théâtre d’une lutte pour le pouvoir entre factions rivales. L’émir Almuzir, qui s’est imposé en éliminant son prédécesseur, est violemment épris de la belle Zoraida, fille d’un seigneur qui servait l’ancien souverain. Elle déteste cet usurpateur, et est amoureuse d’Abenamet, un guerrier fameux qui s’était offert en otage à la place du père de Zoraida quand ce dernier avait été capturé par les Espagnols. La rivalité des deux hommes, issus des deux clans opposés, est exacerbée par la brutalité jalouse d’Almuzir et le caractère altier d’Abenamet, qui connaît sa valeur.
© Gianfranco Rota
Le premier, pour obtenir que le second quitte Grenade et renonce à Zoraida lui offre une ambassade, en vain. Une nouvelle attaque des Espagnols lui fournit l’occasion de s’en débarrasser : il nomme son rival à la tête des troupes et lui confie l’étendard qui symbolise le royaume. Si Abenamet n’est pas tué au combat il sera à son retour accusé de trahison parce que revenu sans l’emblème – livré secrètement aux Espagnols par Ali, l’âme damnée d’Almuzir – et condamné à mort. C’est ce qui advient, alors Zoraida se sacrifie : en échange de la vie sauve pour Abenamet, elle accepte d’épouser Almuzir. Ce dernier, après avoir nargué son prisonnier, consent à l’élargir à condition qu’il quitte Grenade. Abenamet feint de se soumettre.
Evidemment il ne peut partir sans aller dire son fait à la traîtresse ; quand il la rejoint et l’accuse, elle se justifie, alors il la presse de fuir avec lui, proposition qu’elle repousse car son honneur lui interdit de manquer à son engagement envers Almuzir. Mais Ali les épiait ; Abenamet s’échappe, elle est arrêtée, et soumise au Jugement de Dieu : si un homme accepte de combattre son accusateur pour elle et le vainc, elle aura la vie sauve. Sinon elle sera brûlée vive. Elle semble perdue quand un inconnu surgit et affronte Ali, qu’il vainc et oblige à confesser la perfidie du souverain. La foule gronde de colère, mais le champion se dévoile : c’est Abenamet, qui appelle à la concorde nécessaire alors que la ville est assiégée, et s’éloigne. Soudainement désarmé par ce comportement généreux, Almuzir renonce à Zoraida et tout est bien qui finit bien : les amoureux sont réunis et l’union sacrée restaurée. Après le sordide, on accède au sublime.
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La mise en scène de Bruno Ravella, qui déclare avoir été influencé par les images du siège de Sarajevo, repose sur le postulat que le clan vainqueur maintient la ville sous un régime de terreur, d’où la scène représentée pendant l’ouverture, où deux personnes agenouillées, la tête dissimulée par une cagoule, sont abattues de trois balles sur un staccato à l’orchestre. En treillis et bardés d’armes les militaires sont omniprésents. Cela entraine forcément la disparition de toute couleur locale, à laquelle les romantiques tenaient tant, de tout groupe social qui ne serait pas en uniforme, sans égard pour les indications qui précisent que la lamentation initiale émane de la population. Le lecteur pressent déjà le hiatus entre cette violence de forme contemporaine et le médiéval « Jugement de Dieu ».
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On peut comprendre les motifs budgétaires qui ont conduit à adopter cette simplification, et qui sont probablement aussi à l’origine du décor unique. On comprend aussi l’émotion de Bruno Ravella quand il a découvert la destruction de la bibliothèque de Sarajevo au point qu’il a voulu que le décor représente ce monument éventré par une bombe. Mais il invente une analogie inexistante, parce que Grenade n’a guère été bombardée, l’Alhambra était intact quand la ville s’est rendue, et la vision imposée contredit le discours d’Almuzir, conforme à la réalité, où il oppose aux lamentations du peuple l’ampleur et la solidité des fortifications. Dans les ruines représentées les arcs outrepassés restés debout encadrent des niches que les éclairages mettent subtilement en valeur, et la présence d’une cloison mobile du type moucharabieh permet de moduler l’espace. Sans doute un metteur en scène n’est pas un historien, mais en l’espèce Donizetti avait composé pour la ville de l’Andalousie et la substitution reste arbitraire. Et la pertinence de l’argument selon lequel un événement plus proche dans le temps parle davantage au spectateur d’aujourd’hui reste à démontrer.
Heureusement, la qualité de l’interprétation rend bien vite secondaires ces objections, et permet aux auditeurs ravis de découvrir une œuvre dont on ne s’explique guère qu’elle n’occupe pas une place de choix au répertoire. Aucune faiblesse dans la distribution, dont chaque élément remplit avec panache son rôle, y compris les trois élèves de l’Atelier Donizetti, l’académie du festival, à la projection excellente et qui ont déjà les qualités et l’aplomb de professionnels en carrière. Tuty Hernàndez s’implique dans le personnage du partisan dévoué d’Abenamet, sa voix claire et son jeu scénique expriment bien le désir d’aider autant que possible ce chef qu’il admire. Inès, la captive Espagnole, est campée avec justesse par Lilla Takács, ni obséquieuse ni insoumise, dans ce difficile entredeux qui la montre écoutant et réconfortant, telle une sœur ou une amie celle dont le sort a fait sa maîtresse, avant d’exhaler son incertitude sur . Plus impressionnant encore, parce que le rôle fait de lui un protagoniste à part entière, Valerio Morelli incarne Ali, le conseiller cynique et ambitieux du sultan. A chacune de ses interventions et spécialement au deuxième acte où il a deux véritables airs, sa voix de bronze captive, tant par le son que par l’accent, et donne un relief saisissant à la personnalité de ce personnage redoutable. A coup sûr un grand Iago pour demain !
Son maître, le brutal Almuzir, ne gère ni ses sentiments ni les situations. Il ne parvient pas à dominer l’attraction puissante qui le rive à Zoraida malgré les rebuffades qui s’enchaînent. Est-il assez naïf pour espérer la posséder autrement que par le force ou la ruse ? Assassin de son prédécesseur, il nous fait témoins de son indignité morale quand il harcèle Zoraida, quand il emploie la traîtrise pour supprimer son rival, quand sa jalousie et sa vanité le déterminent à choisir la plus cruelle des vengeances. Le personnage est complexe et changeant et l’interprète doit être en mesure d’exprimer toutes ces nuances, tout en affrontant une partition souvent tendue qui réclame des aigus forts et vibrants, à la mesure de l’exaltation, de la frustration, de la colère. Le ténor Konu Kim, dont la biographie révèle, outre un palmarès flatteur, la versatilité stylistique, capte l’auditeur par la vigueur de l’émission avant de le séduire par l’étendue de la tessiture et l’audace de la projection dans les passages à risque. On le sent maître de lui, de son instrument, et on goûte le bonheur d’être le témoin de cet engagement.
Après son Ariodante flamboyant de Martina Franca, on attendait avec curiosité cette nouvelle incarnation masculine pour Cecilia Molinari. Sans tarder, disons qu’elle nous a comblé ! Non seulement la voix se déploie sans qu’on sente jamais l’effort, mais la virtuosité se fait presque oublier, parce que le personnage existe, dans sa fermeté de guerrier et dans la délicatesse tourmentée de ses sentiments. Abenamet a beau être un guerrier qui a fait ses preuves, il est un cœur sensible qui s’inquiète d’être sans nouvelles de Zoraide, ignorant qu’elle a reçu l’ordre de ne plus le voir. Sa première scène est donc une évocation douloureuse dont la mise en scène s’efforce de faire une hallucination : on voit Zoraida muette et inexpressive aller lentement de cour à jardin au bord de la fosse. De cette entrée toute palpitante de tendresse et de tristesse au rondo qui couronne le triomphe final de l’amour et de la justice, en passant par l’affrontement hautain avec la mauvaise foi d’ Almuzir, cette prise de rôle est non seulement une réussite scénique, mais une suite de plaisirs tant sensuels qu’intellectuels, à savourer le timbre et l’art du chant.
Dans le rôle-titre, la rare Zuzana Marková. On retrouve avec infiniment de plaisir cette interprète à la musicalité si séduisante et qui sait exprimer l’essence des personnages avec une justesse que nous goûtons particulièrement. Ni la souplesse ni l’étendue ne posent problème, ni la fermeté de l’accent dans les affrontements avec Almuzir, mais c’est l’évocation du passé – pendant de celle de Abenamet – que les didascalies situent dans la solitude d’un « bosquet d’orangers, de myrtes et d’oliviers » où un rosier est près de se faner qui constitue pour nous le sommet du rôle. Il y faut à la fois élan et abandon, douceur et amertume, car ce lieu témoin du bonheur passé est aussi celui où l’on constate qu’il n’est plus. Cette nostalgie demande à l’interprète de vibrer, de soupirer, de moduler, et ainsi de révéler, après la Zoraide qui tient fièrement et vaillamment tête à Almuzir, la Zoraide sensible et pudique dans l’intimité. La composition ciselée de Zuzana Markova ne laisse rien à désirer !
© Gianfranco Rota
Des chœurs vaillants et réactifs, un orchestre où quelques dissonances ont interrogé – étaient-elles dans la partition ? Avaient-elles un objectif « exotique » ? – mais une direction musicale qui s’est tenue au plus près des chanteurs et, sans omettre les accents qui colorent et structurent, les a dosés pour ne jamais contraindre les solistes à forcer, il n’est pas étonnant que le plaisir de la découverte, unanimement partagé selon les commentaires à l’entracte, ait reflué vers tous les interprètes en une marée de bravos et d’ovations. Même si le spectacle nous a semblé par certains aspects discutable, l’œuvre elle-même, surtout si bien distribuée, mérite bien de retourner au répertoire !