À l’heure où le téléphone avec fil devient un objet de musée et où les opératrices susceptibles de couper les communications ne sévissent plus depuis des lustres, la pièce créée par Berthe Bovy à la Comédie-Française en 1932, puis magnifiée en tragédie lyrique en 1959 par la musique de Poulenc, conserve toute sa puissance dramatique. L’appareil, dont Cocteau avait saisi le potentiel diabolique, s’y révèle l’arme d’un crime qui se déguise en suicide.
Dans le ravissant théâtre de l’Athénée, l’œuvre est donnée avec son accompagnement de piano. Celui que Francis Poulenc jouait lui-même lors de ses tournées de récitals avec Denise Duval1, créatrice du rôle à l’Opéra-Comique. Loin d’être une simple réduction de l’admirable partition d’orchestre, cette version de chambre possède ses qualités propres. Entre les nombreux passages a capella, elle donne à entendre une musique si spontanée qu’on la croirait improvisée. Elle est de bout en bout sensuelle et intimiste, souvent légère et tragique à la fois, comme ce rythme de valse au moment où la protagoniste évoque sa tentative de suicide ; c’est toujours la voix qui décide quand le piano doit intervenir.
Bien que datée dans son expression, la situation demeure universelle. Succédant aux nombreuses interprètes de ce rôle, Stéphanie d’Oustrac se jette à corps perdu dans ce récitatif chaotique ponctué d’élans lyriques qui surgissent soudain, en particulier dans les moments d’exaltation où les souvenirs les plus intimes remontent à la surface. Sa voix chaude et son élégante silhouette apportent un modernisme et une séduction très personnelles. Avec sincérité et sobriété, sans la moindre affectation, elle incarne ce personnage féminin atemporel jusqu’à la bouleversante injonction finale : « J’ai le fil autour de mon cou… Je suis brave. Dépêche toi. Vas-y. Coupe ! Coupe vite ! Coupe ! Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime ! »
Afin d’obtenir un spectacle de durée acceptable, La voix humaine est ici précédée de deux courts monologues sur des textes de Jean Cocteau. D’abord, La Dame de Monte-Carlo, le bilan sarcastique et violent d’une vieille cocotte qui termine sa vie par un plongeon désespéré dans les eaux de la Méditerranée (mis en musique par Poulenc en 1961). Ensuite, Lis ton journal où Stéphanie d’Oustrac démontre ses solides qualités de femme de théâtre dans un passage extrait du Bel indifférent (écrit pour Edith Piaf en1940).
Malgré d’agréables couleurs et de beaux éclairages, le dispositif scénique prétendument abstrait réalisé avec diverses étoffes trouées, disposées en désordre — Les déchirures de cœurs en lambeaux ? — s’avère une contrainte assez regrettable. L’enchaînement brutal de deux œuvres mineures avec la grande tragédie lyrique qu’est La voix humaine nuit quelque peu à l’extrême tension des premières minutes du drame.
Bien sûr, cela n’a pas empêché la chanteuse et l’excellent pianiste, Pascal Jourdan, de recueillir conjointement les bravos d’un public visiblement conquis.
(1) Pour en savoir plus, lire : Bruno Berenger, Denise Duval, Symétrie 2003