Oublier ce qu’on ne peut changer, et rêver ce qu’on voudrait que le monde soit ! Voilà à peu près à quoi nous invite ce fleuron de l’opérette viennoise. Derrière une intrigue un peu sotte et très invraisemblable – même si la légende veut qu’elle soit inspirée d’un fait réel – Die Fledermaus propose, à qui veut bien l’entendre, plus de profondeur qu’il n’y paraît, bien cachée sous la musique la plus frivole qui soit.
Dans la version a minima que présente la Monnaie, l’essentiel a été préservé : peu de décor mais tout à fait suffisamment pour évoquer les trois lieux successifs de l’intrigue, une mise en espace particulièrement efficace, qui fait évoluer les protagonistes sur un petit proscenium devant l’orchestre, et une remarquable adaptation du texte, arrimée à l’actualité, remplie d’humour décalé et d’auto-dérision, et qui fait s’esclaffer toute la salle dès les premiers moments du spectacle : pari gagné !
Guy Joosten, qui signe tout à la fois l’adaptation (avec Wolfgang Gruber – les textes sont en allemand), les décors, les costumes et la mise en scène joue la carte de la simplicité : tout son travail est centré sur le personnage de Frosch (excellent Georg Nigl), sorte de monsieur loyal qui distribue et commente l’action. Il en fait un technicien de surface du Théâtre de la Monnaie, irrésistiblement drôle, accroché à son aspirateur ou à son plumeau tricolore, égaré dans la représentation à cause d’une erreur d’agenda. C’est par lui que l’action se tient, par lui que le public entre en connivence avec les chanteurs, par lui que l’élément comique acquiert un peu de profondeur.
Le reste de la distribution tient autant par le talent de comédien que par la performance strictement vocale des chanteurs. Si l’Eisenstein de Dietrich Henschel manque un peu de brillance vocale, il est en revanche très à son aise scéniquement, attirant à lui toutes les sympathies. Andrea Rost et Bernarda Bobro (respectivement Rosalinde et Adele) rivalisent d’aisance dans le registre aigu, et contribuent toutes deux à la légèreté musicale, élément indispensable de l’œuvre. La voix de Pavol Breslik (Alfred) présente un timbre d’une très grande richesse, allié à un vibrato un peu large; son physique de jeune premier, particulièrement adéquat, lui donne beaucoup de crédibilité. Il en va de même pour Ivan Ludlow (le vibrato en moins) qui campe un Docteur Falke d’une rare élégance. La mise en scène charge beaucoup le personnage de Frank, que Lionel Lhote tient admirablement, tant vocalement que scéniquement, entre ivresse et bonhomie. Plus contestable est la caractérisation d’Orlofsky : la féminité généreuse de Tania Kross la rendant peu crédible dans un costume d’homme, le metteur en scène l’a transformée en vedette de la pop avec plumes et paillettes, une sorte d’hybride entre Michaël Jackson et Diana Ross, qui ne cadre pas tout à fait avec le reste de la distribution, de sorte que ses interventions brisent inutilement l’élégance générale du propos.
L’orchestre de la Monnaie, en vedette sur la scène, paraît parfois un peu lourd pour rendre la pétillante musique de Strauss; il n’a pas tout à fait le coup d’archet viennois… Mais Adam Fischer s’emploie avec ardeur et beaucoup d’humour à le lui enseigner, d’une façon très entraînante. Les chœurs, dînant sur le plateau comme au café-concert, ou répartis dans les loges d’avant scène comme s’ils faisaient partie du public, écoutent la leçon !