La figure du poète Dante Alighieri a laissé d’importantes traces dans l’histoire de la musique. Hector Berlioz, Franz Liszt et plus récemment Pascal Dusapin figurent parmi les compositeurs ayant consacré des œuvres au créateur de la Divine Comédie. L’Opéra de Paris propose actuellement une reprise d’Il Viaggio, Dante initialement créé lors de l’édition 2022 du Festival d’Aix-en-Provence.
Dusapin et son librettiste Frédéric Boyer ont réalisé un croisement entre l’œuvre phare de Dante, La Divine Comédie, et Vie nouvelle, premier texte attribuable à l’écrivain italien des XIIIe et XIVe siècles. Au paroxysme du désespoir spirituel, hanté par le souvenir de Béatrice, sa bien-aimée morte à seulement vingt-quatre ans, Dante traverse les enfers en compagnie du poète Virgile (Virgilio), envoyé par celle-ci. Il rencontre aussi une version plus jeune de lui-même pleurant la perte de sa femme – élément tiré de Vie nouvelle – ainsi que Sainte-Lucie (Lucia) qui œuvre au salut du poète. Des prières et textes liturgiques viennent compléter cet assemblage en italien. Tout cela est narré par un Monsieur Loyal (Giovanni Battista Parodie) en costume de revue, qui recourt au texte original.
Ce dispositif, qui renvoie à la perception de l’œuvre au-delà du simple argument, n’est pas le seul élément à faire penser à l’opéra précédent de Dusapin, Macbeth Underworld, sorte de Macbeth à rebours, en négatif. Si les lignes vocales d’Il Viaggio sont plus plastiques, d’une grande expressivité et pleines de profils différents, l’orchestre présente les mêmes caractéristiques que celui de Macbeth. L’espace musical se forme essentiellement par superposition de nappes sonores. Ce continuum, souvent encadré par une strate dans le grave et une autre dans l’extrême-aigu, se décompose en champs différents, fréquemment consonants ou modaux autour de notes pivots. La présence de fragments de chant grégorien ne fait que souligner ce qui est inhérent à la musique. Les gestes mélodiques sont rares, l’organisation est davantage horizontale. Cette technique permet la cristallisation de structures et de couleurs insoupçonnées, mais aussi l’apparition du conventionnel. On est dans un flux continu. Même la danse macabre, évoquée lors de la descente aux enfers, est plus sous-entendue qu’elle n’est rythmique. Tout a l’air de s’écouler d’un seul trait, ce qui a ses avantages – le public rentre dans une sorte de transe – et ses désavantages – le temps lyrique est difficilement contrôlable. Dusapin utilise le terme « opératorio » pour ce mélange entre opéra et oratorio, ce qui est dû en grande partie à l’omniprésence du chœur qui, bien qu’invisible, contraste avec les individus. Toutefois, lorsque le chœur devient une menace, tous les éléments sont réunis pour créer un tableau de grand opéra romantique.

Le metteur en scène Claus Guth invente un cadre concret pour le livret qui enchaîne des situations plutôt spirituelles et abstraites : le spectacle commence par la projection d’une vidéo où l’on voit Dante traverser une forêt – image empruntée à la Comédie – en voiture, avant que l’apparition soudaine de Béatrice ne provoque un accident. Dante rentre chez lui, dans sa chambre, grièvement blessé, et on se demande s’il est déjà mort et si tout ce qui suit n’est qu’un rêve. À plusieurs reprises, Guth invoque des images cinématographiques. Le purgatoire, rempli de personnages tourmentés par des tics et le souvenir de leur vie terrestre, semble sortir de l’imagination d’un David Lynch ou d’un Stanley Kubrick. Les étranges raccourcis entre des visions et la vie réelle sont proches d’opéras tels qu’Angels in America de Péter Eötvös (bien que l’esthétique soit différente). À la fin du voyage, alors qu’il est sauvé et réuni avec Béatrice, Dante se retrouve de retour dans sa chambre, seul, ensanglanté et mourant au lieu d’entrer au paradis. Le programme de salle offre une explication à cela. Une citation du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus évoque la prise de conscience d’une vie machinale comme début d’un mouvement psychique qui mène soit au suicide soit à l’acceptation et au rétablissement. La scène en serait alors la vie quotidienne et non pas l’au-delà.
Par conséquent, Bo Skovhus campe un Dante expressionniste, physiquement éprouvé. Rompu aux rôles du répertoire contemporain tels que Lear d’Aribert Reimann, il manie sa partie avec une grande maestria. Le jeune Dante est un rôle travesti très ambigu dont l’aspect impulsif et le chant plastique sont parfaitement interprétés par la mezzo-soprano Christel Loetzsch. Même s’ils utilisent toute l’étendue des registres, les deux Dante retombent régulièrement dans l’extrême-grave de leurs tessitures. Virgilio, quant à lui, remplit son rôle de guide avec un stoïcisme inébranlable, et David Leigh projette sa basse volumineuse d’une manière vigoureuse. Lucia (Danae Kontora), qui semble être aveugle bien que son nom signifie « lumière », est un soprano colorature aérien d’une transparence irréelle dans les aigus. À l’image de la plupart des personnages, exception faite des rôles principaux, elle adopte une démarche stylisée aux gestes anguleux d’un mannequin. La Voix des damnés (Voce dei dannati), à laquelle Dante est confronté dès le premier cercle de l’enfer, prend la forme d’un contre-ténor à qui sont également confiées d’autres acrobaties vocales. Dominique Visse joue cette Voix des damnés comme un dandy queer digne d’un Quentin Crisp, et ajoute un élément grotesque à la distribution. Enfin, Béatrice, hautaine pendant la plus grande partie de l’œuvre, ne se laisse aborder qu’à la toute fin lorsqu’elle se voit attribuer un des passages les plus ouvertement lyriques. Jennifer France fait preuve à la fois de puissance et de précision dans tous les registres de sa voix.
Sous la direction de Kent Nagano, les voûtes sonores de l’orchestre, opposées aux lignes vocales plus dessinées, prennent tout le relief nécessaire, dans un opéra dont la dramaturgie s’émancipe souvent du texte, malgré le propos littéraire de l’œuvre.