La nouvelle jeunesse du prestigieux Festival international de Colmar, dont Alain Altinoglu a repris les rênes, nous a valu une programmation inédite, avec des ensembles et artistes confirmés comme faisant appel à ceux de la génération montante. Deux voix y auront été magnifiées, celle de la soprano Chen Reiss (dans la 4ème de Mahler), et celle de Nora Gubisch. Ce soir, avant de la retrouver au concert de clôture (dans Schubert, Brahms et Chausson), elle nous offre les rares Chants bibliques de Dvořák.
Le concert se déroule dans la vaste et belle Eglise Saint-Matthieu (1), dont les trois nefs permettent d’accueillir 750 auditeurs dans des conditions de confort acoustique rares. L’ouverture de concert Carnaval, de Dvořák, introduit l’œuvre vocale, avec laquelle elle contraste fortement. C’est Christoph Koncz, le nouveau directeur musical de l’Orchestre symphonique de Mulhouse (2) qui inaugure ainsi sa fonction. La nombreuse formation symphonique a pris place sur une estrade, dont la surélévation des rangs des vents est insuffisante, amoindrissant leur impact musical, et les masquant aux regards du public. La disposition peu commune surprend (contrebasses à gauche, derrière les premiers violons, les seconds disposés symétriquement). Non seulement le titre de cette ouverture renvoie le musicien à celle du Carnaval romain, de Berlioz, mais surtout son exubérance enfiévrée, festive, comme sa riche orchestration. L’énergie que développe l’orchestre est incroyable. L’animation joyeuse, véloce, souple est bien là, se faisant lyrique avant de retrouver l’exubérance initiale. Musiciens et chef s’y montrent exemplaires.
L’orchestre s’allège alors pour les Chants bibliques, aux antipodes de la pièce précédente. Ceux-ci se fondent sur les textes de psaumes, traduits en tchèque durant le dernier quart du XVIe siècle (3). Dvořák en publia d’abord cinq – que nous écouterons – dont la cohérence justifie le recueil, pour voix grave et piano, qu’il orchestra peu après. Il est surprenant que ces œuvres, abouties, où la richesse d’inspiration et d’écriture ne sont jamais démenties, soient si rares aux programmes des concerts comme du disque (4). La première pièce évoque la toute-puissance de Dieu, qui inspire la peur et la soumission. Nora Gubisch s’impose dès son début, le ton est donné, grave, sonore, à la limite de l’héroïsme en certains moments, illustrant de façon quasi littérale chaque verset, imagé, voire chaque mot. L’expression s’y renouvelle ainsi de façon constante, d’une dynamique mouvante, contrastée à souhait. Les bois (flûtes et clarinettes par deux) et les cors tissent un contrechant à la voix, et toutes les pièces suivantes, avec leur singularité, useront de ce langage, riche et coloré. Le chant, car c’est naturellement lui qui gouverne, la langue tchèque (5) confèrent cette gravité que le sujet impose. La voix est profonde et sait se faire imposante comme caressante (dans le deuxième chant), dramatique comme tendre (n°3). L’émission est ample, somptueusement lyrique, noble, au grain sombre, alliant le sens du phrasé à la clarté de la diction. Le message est transmis avec ardeur et générosité (6). La quatrième pièce (psaume 23 : l’Eternel est mon berger) s’ouvre sur la voix, nue, qu’accompagnera bientôt un orchestre aussi chambriste que chez Mahler. L’émotion, contenue, est réelle. Enfin la pièce finale, la plus ample, dont la mélodie évoluera au fil des périodes, avec un orchestre renouvelé, justifierait à elle seule la découverte de ce cycle. Résolue, confiante, d’une profonde joie, Nora Gubisch sert pleinement son texte, dispensant le bonheur, avec des moyens en parfaite adéquation : ce sera le sommet de ce concert, et le public l’ovationnera longuement.
C’est la célèbre « Héroïque » de Beethoven qui allait conclure. Autant nous avions apprécié la direction des pièces précédentes, autant celle-ci allait décevoir. La puissance, l’énergie du premier mouvement, comme ses sourires ont fait place à la fébrilité, privée de respiration, et donc de souffle. La marche funèbre a simplement oublié de faire marcher, inexorablement. L’articulation fait défaut, c’est invertébré, maniéré, jamais âpre ou douloureux. Où est passé l’héroïsme ? Cette absence délibérée de métrique, d’articulation sera constante : le scherzo, fougueux, sera sauvé par les bois, clairs, bien que très en retrait par rapport aux cordes. L’allegro molto qui conclut ennuie. L’orchestre a démontré sa capacité à suivre le chef, et c’est à son honneur, ce dernier a certainement cru pouvoir imposer sa vision de l’ouvrage, que nous ne pouvons partager, alors que sa lecture des œuvres de Dvořák n’appelait que des éloges. Oublions.
(1) Sa restauration a été achevée en 1997, et met en valeur ses volumes comme ses balustrades et tribunes ornées de panneaux peints. (2) Le chef et violoniste autrichien prendra officiellement la tête de l’orchestre en septembre. (3) Kralice est le nom de la ville moldave où fut imprimée la première bible en langue tchèque fondée sur les sources hébraïques, araméennes et grecques, à la différence des précédentes, elles-mêmes traduites de la Vulgate. C’est à elle que Dvorak emprunte ses textes. (4) Sauf oubli, quelques versions enregistrées avec piano sont disponibles (dont Dietrich Fischer-Dieskau, Bernarda Fink) et celle avec orchestre de Magdalena Kozena et Simon Rattle. (5) Sans doute faut-il chercher dans sa difficulté l’une des causes de la faible diffusion de ces joyaux. Encore que des adaptations en français, allemand et anglais, aient été éditées par Simrock. (6) Le programme avait omis la traduction (ou adaptation) des textes chantés, dont la connaissance permet à l’auditeur de s’approprier davantage cette musique, et d’amplifier l’émotion qui en découle.