Comment représenter Rusalka ? Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil ont choisi de transposer ce conte, où un être immortel renonce à sa nature pour connaître les émotions des passions humaines, à notre époque et dans un cadre réaliste. Dans son compte rendu du spectacle donné à Avignon – en coproduction avec Toulon et Nice – Yvan Beuvard a clairement dit que ce parti pris était une erreur, et nous ne pouvons que souscrire à ses réflexions. Le choix du duo de concepteurs altère et le sens et le charme de l’œuvre, dont ils trahissent la fin, et n’est tenu qu’au prix d’incohérences.
Ainsi la première apparition de Rusalka la montre à l’écart de ses compagnes, dans une baignoire en plastique, dont elle va sortir sur ses deux jambes. Dès lors la métamorphose de la sirène en jeune femme qu’est censée opérer Jezibaba et au cours de laquelle la sorcière, ici « technicienne de surface » à la piscine, lui remet les chaussures à hauts talons qui concrétisent la mutation – et le livret mentionne l’apparition des pieds – devient particulièrement obscure, d’autant qu’entre son apparition et sa consultation chez Jezibaba Rusalka a récupéré une queue de sirène. Par suite des libertés sont prises avec le texte, pour que les surtitres coïncident avec ce que voit le spectateur – « ce bassin » remplace « ce lac » – par ailleurs soumis au bombardement d’images qui font le va et vient entre la nature, illustrée par des vues de paysages lacustres, et le cadre de vie des humains, cette piscine où un chasseur fait son apparition sur les gradins à la recherche d’une biche. Était-il déjà inséré dans les représentations, ce texte court qui surfe sur la vague du « #me too » et oriente le spectateur vers le souvenir des plaintes déposées contre des entraîneurs ? Et associer la brutalité du prince à des photographies de sportives semblant souffrir de leur entraînement, est-ce de bonne guerre, et est-ce pertinent ? L’intention était probablement de ratisser large, mais cette débauche visuelle distrait considérablement et nous a semblé souvent importune, car s’imposant au détriment de l’écoute. Le réalisme pertinent consisterait à voir dans Rusalka le symbole des filles de la campagne qui s’illusionnent sur la vie différente des riches citadins et découvrent qu’elles n’ ont pas leur place dans un système qui les renvoie à leur origine, telles les paysannes tchèques tentées de suivre des aristocrates austro-hongrois et promptement abandonnées. Quant à la scène finale, le baiser mortel est remplacé par une blessure au harpon qui pourrait être accidentelle !
© Christian Dresse
Alors sans nous appesantir davantage sur les incongruités de l’option proposée, revenons à l’essentiel, à ce qui a motivé l’enthousiasme final, en l’absence des concepteurs du spectacle. L’essentiel, c’est une réalisation musicale et vocale qui a manifestement comblé le public. L’orchestre, dès les premières mesures de l’ouverture, captive par les couleurs et les rythmes. Il est conduit de main de maître par son directeur musical honoraire, Lawrence Foster, qui voue à Rusalka un amour profond et qui connaît l‘œuvre comme sa poche. Il fait surgir les allusions, ou plutôt les affinités, avec Wagner évidemment, mais d’abord avec Weber, et jusqu’au parfum de Bellini et de Verdi, faisant sauter l’étiquette de « musique régionale », et pourquoi pas folklorique. Sa direction impose ses tempi comme une évidence : la fluidité du discours devient celle de l’élément duquel participe Rusalka et auquel elle reste liée même après l’avoir quitté, et ses soubresauts disent la violence du trouble intérieur. Toujours les mélodies coulent de source et les enchaînements sont constellés de diaprures, sans que jamais la fosse l’emporte sur le plateau, dans une sorte d’équilibre organique, comme si tous respiraient de la même façon. La magie absente sur scène, elle est là, dans la musique et dans le chant, auquel les éléments du chœur participent brillamment.
© Christian Dresse
Englobons dans un même hommage Mathilde Lemaire, Marie Kalinine et Hagar Sharvit, trio de nymphes qui chantent à ravir les mélodies populaires transfigurées par le compositeur. Coline Dutilleul n’est pas en reste, dans le rôle travesti du garçon de cuisine ; elle n’est pas responsable du traitement de la scène, qui devrait être comique et tombe à plat. Dans les rôles du chasseur et du garde-forestier, Philippe-Nicolas Martin s’impose sans forcer ni la voix ni le trait. En le réduisant à cette fiction d’entraîneur de l’équipe féminine de natation synchronisée, la mise en scène prive le personnage de l’Ondin, le souverain du monde aquatique, de sa noblesse et de sa bienveillance, mais Mischa Schelomianski parvient à lui en conserver un tant soi peu grâce à un chant justement policé. L’enjeu n’est pas simple pour Sébastien Guèze, qui doit camper un prince brutal physiquement alors que pour le personnage initial sa quête n’est pas la possession physique en elle-même, mais l’abandon qui ouvre l’accès à l’âme. Il se tire avec les honneurs de ce rôle incommode, seul un aigu tiré trahissant l’effort dans la scène finale, mais la composition est aussi nuancée que possible.
© Christian Dresse
Le brelan de dames qui suit est tout aussi extraordinaire de brio et d’efficacité. Efficace Jezibaba, bizarrement affublée d’une gouttière sur une jambe qui se révèlera postiche aux saluts, Marion Lebègue joue le jeu de la femme de ménage peut-être faiseuse d’anges ; elle tient plus de l’entremetteuse que de la sorcière, et le personnage prend une teinte malfaisante dont Jezibaba est dépourvue dans l’œuvre originale. Sans doute ne ménage-t-elle pas Rusalka à son retour près du lac, mais ses remarques ne sont qu’un constat sans agressivité : ne te l’avais-je pas dit ? Mais l’interprète se conforme aux directives et on entend dans sa voix de la méchanceté. Sa projection est excellente, tout comme celle de Camille Schnoor, voluptueuse et insolente aristocrate qui allie l’arrogance aux bonnes manières et dont l’amour-propre est le sentiment dominant. Tant physiquement que vocalement elle s’impose comme le personnage, mélange de séduction et de cruauté, tant dans les apartés que dans les échanges, où la fermeté de l’émission exprime le caractère entier et la résolution.
Dans le rôle-titre, Cristina Pasaroiu déchaînera les ovations au terme d’une représentation où elle aura séduit, ému, ravi, conquis les spectateurs. Sa grâce physique lui confère la fragilité qu’on est enclin à prêter à Rusalka, et sa santé vocale lui permet de conduire à bon port le destin tragique de son personnage en respectant toutes les nuances et variations du son qui correspondent aux vibrations de ses émotions. Paradoxalement, il faut louer cette interprétation hypersensible d’un personnage auquel il est reproché de n’exprimer pas sa sensibilité ! La voix est manifestement très bien contrôlée, la puissance en est dosée impeccablement, l’étendue est idoine et aucune tension n’est perceptible, cette homogénéité et cette émission, où s’allient intensité et subtilité, sans aucune surcharge de pathos, atteint ses cibles en plein cœur. La dernière est ce dimanche !