A propos de cette Kátia Kabanová proposée par le Wiener Staatsoper en clôture de saison, André Engel explique sa démarche de metteur en scène dans une interview éclairante que reproduit le programme de salle : « Quelles possibilités s’offraient à moi en tant que metteur en scène pour prendre la même distance avec l’opéra que celle que Janáček avait pris avec la pièce d’Ostrowski ? »
De la pièce originale L’Orage (1859), Janáček avait surtout retenu la fragile et lumineuse figure féminine – qui donne son nom à l’ouvrage tout entier – comme il l’avait fait quinze ans plus tôt avec Jenůfa. André Engel prend lui son point d’appui dans le cadre formel et l’environnement autoritaire qui encercle Kátia : qu’aurait-il pu alors trouver de plus pertinent que de transposer l’action dans l’asphyxie d’un ghetto ethnique américain de l’après-guerre ? En l’occurrence, ce sont les chambres inondées de lumière (on pense au peintre Hopper), les cours d’immeubles et les vieilles manufactures de Little Odessa qui forment le décor très cinématographique de cette tragédie de la coercition. Les indications du livret ne sont presque pas malmenées : ce n’est qu’en entendant « Volga » au détour d’une phrase que la transposition pourra chatouiller les puristes. Pour le reste, on peut même dire qu’elle révèle les tensions du drame avec certainement plus d’acuité. Lutte entre les vieilles et les jeunes générations, entre la religion et le désir de liberté, entre la communauté de tous et l’émancipation de l’un, tous ces tiraillements des diasporas nous apparaissent en gestes et en regards dans cette trop courte heure et demie de spectacle.
Les gestes et les regards sont justement ceux qui rendent mémorable la Kátia de Janice Watson. Remplaçant au pied levé une Emily Magee souffrante à quelques jours de la première, la soprano trouve la ligne requise pour le rôle-titre : la bonne dose d’innocence, la juste fragilité, le murmure amoureux et les aigus élégiaques, bref, l’équation d’une très belle Kátia. Et, mis à part le Tichon mal dégourdi de Marian Talaba, le reste de la distribution offre le même bonheur. Inénarrable Dikoj de Wolfgang Bankl (l’un des piliers de la troupe du Staatsoper), qui forme avec l’effarante Kabanicha de Deborah Polaski un couple terrifiant mais jubilatoire. La chanteuse américaine aborde une partie loin de sa tessiture habituelle ; mais quelle aisance, quelle véhémence ! Malgré des aigus un peu poussifs, Klaus Florian Vogt est un Boris très élégant, dont le chant s’équilibre parfaitement avec celui de son éphémère amante ; il a par ailleurs le physique du rôle, ce qui ne gâche rien. Stephanie Houtzeel, également chanteuse de la troupe (et à en croire les applaudissements, l’une des plus appréciées), illumine la scène de sa voix ronde et homogène. Sa délicate Varvara est la révélation de notre soirée.
Il reste à parler de l’orchestre, magistral et enfiévré sous la baguette de Franz Welser-Möst. Définitivement, Herr Generalmusikdirektor nous aura divisé tout le long de cette saison : entre un Don Giovanni de maison de retraite et un Cardillac de haute voltige, sa Kátia Kabanová est certainement sa plus belle réalisation, fluide, lyrique, bouleversante. Comme tout le reste.