« J’ai l’intuition que Iago est un rôle qui me va pas trop mal… » nous confiait Laurent Naouri, à l’aube des représentations bordelaises d’Otello. L’épreuve de la scène le confirme. Evidemment, il aurait fallu régisseur plus épris de théâtre que Gabrielle Rech pour que le baryton français puisse transformer ce coup d’essai. La metteuse en scène semble s’être préoccupée davantage de visuel que de gestuelle. Son travail, respectueux, du livret à quelques fantaisies près – le passage au cirage du maure à la fin du 3e acte et son suicide sur la dernière mesure de l’opéra en contradiction avec la musique – veut d’abord donner à l’ultime drame lyrique verdien un cadre digne de son propos. Monumentaux, les décors de Dieter Richter usent de faux-marbre et de perspectives. Sans forcer le trait, les costumes de Gabriele Helmann suggèrent une transposition de l’intrigue à l’époque mussolinienne. Une mise en abyme du plateau au troisième acte sert de prétexte à un inutile usage de la vidéo. Plus marquant est l’« Esultate » d’Otello, lancé du balcon tandis que le chœur sur scène, les bras ballants, affronte la tempête. Même si elle sont la plupart du temps plantées sur le plateau, tels des piquets, les forces de l’Opéra National de Bordeaux se présentent musicalement à leur avantage dans une œuvre qui les sollicite souvent.
Et Laurent Naouri ? Patience… Si Verdi avait un temps songé à appeler son opéra Iago, il n’en est pas le seul protagoniste. Avantagé également par une partition dont on sait la profusion d’effets instrumentaux, l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine montre une cohésion remarquable. Dans une salle aux dimensions « normales », la fosse flamboie sans que l’incendie ne nuise à l’équilibre des volumes. Attisé par quelques pupitres – les cuivres notamment – le feu sonore couve ou crépite d’un bout à l’autre de l’opéra, de l’orage initial au thème du baiser qui referme sur la pointe des pieds un récit rendu haletant par la direction de Julia Jones. Les seconds rôles tiennent aussi leur rang, même si plus modeste. Benjamin Bernheim est un Cassio moins charmant que présent et Sveltlana Lifar une Emilia qui fait regretter que Verdi n’ait pas voulu l’épouse de Iago plus prolixe.
Et Laurent Naouri ? Il faut pour apprécier son interprétation prendre auparavant la mesure de ses partenaires. Pas tant Desdemona avec laquelle Iago a finalement peu d’interactions, qu’Otello. Le rôle-titre est ici doublement écrasant, par l’exigence de l’écriture et par la personnalité vocale tout d’un bloc de son titulaire, Carlos Ventre. Le chanteur uruguayen n’est pourtant pas un ténor à scier du bois, comme pourrait le laisser craindre un duo d’amour sur lequel il s’emploie à déposer une chape de son. La subtilité n’est pas son fort, soit. Mais la solidité du chant finit par imposer le respect, d’autant que l’expression gagne peu à peu en intensité. Outre les notes, notre incroyable Hulk finit même par trouver les accents qui rendent son maure humain et donc émouvant.
Face à un tel Otello, il faut exister. La leçon du duo d’amour apprise, c’est le défi que relève Leah Crocetto dont le soprano, ample et velouté, réussit à rendre Desdemona plus dégourdie que d’habitude.
C’est également l’un des paramètres que sait prendre en compte Laurent Naouri. Le bras de fer du deuxième acte voit le baryton ne rien concéder à son redoutable adversaire en termes de vaillance et de puissance. Son Iago cependant semble plus fragile que d’autres : plus pleutre, moins héroïque, un peu raide scéniquement mais vocalement tout aussi efficace avec une volonté d »intonation et de couleur qui donne à chacun des mots le poids imposé par la situation. Son « Credo », proféré seul face au public, sur l’avant-scène rideau baissé, est une expérience que l’on souhaite à tout amateur d’art lyrique.