L’Ensemble Ictus, en collaboration avec le Collegium Vocale Gent, revient avec sa fascinante version d’Einstein on the Beach, créée en 2018 et dont les dernières dates de tournée en 2020 avaient été annulées à cause de la crise du Covid. Toute nouvelle approche de cet opéra se heurte nécessairement à la comparaison avec sa production d’origine, celle du trio Glass-Wilson-Childs créée à Avignon en 1976. Non seulement parce qu’elle est devenue culte mais aussi parce que la mise en scène et la musique avaient été créées de concert ; changer la première peut ainsi être perçu comme un risque de dénaturation de la seconde.
Or nous assistons ici à une réussite totale à nos yeux tant l’esprit minimaliste de l’œuvre est parfaitement capté, d’une manière différente de ce que proposaient Wilson et Childs. Point de mise en scène élaborée, les musiciens et le chœur sont sur scène et y demeurent statiques. Il s’agit de rester rivé à la seule musique, placée au centre de toute l’attention. Mais il serait faux de dire qu’il ne s’agit que d’une version concert. En réalité, tous les déplacements des chanteurs ou des musiciens, entre les scènes, sont millimétrés par la scénographe Germaine Kruip. Un chanteur vient tourner la page d’une flûtiste ; un musicien se repose, allongé sur scène ; une soprano manipule un projecteur pour le diriger vers le violoniste… Pas de coulisses, tout est mis à nu : le principe est finalement simple – minimaliste : c’est la musique en train de se faire qui constitue l’enjeu théâtral. Nous sommes témoins de tous les petits gestes qui construisent l’œuvre, y compris les plus infinitésimaux.
Idée de génie, l’ensemble des passages parlés est confié à une seule et même personne, en l’espèce la chanteuse américaine de folk Suzanne Vega. D’une part, cela permet là aussi de ramener l’opéra vers son état le plus épuré, sans variation de voix ou de locuteur. D’autre part, il faut dire que le choix de Vega est excellent, tant sa voix grave et douce ainsi que son délicieux accent new-yorkais confèrent à ces passages parlés une dimension méditative et poétique. Seule réserve sur le volet « mise en scène », Wannes De Rydt et Benno Baarends usent et abusent bien trop de la projection de lumières aveuglantes sur le public, créant à plusieurs reprises un inconfort, notamment lors de la scène finale. En outre, les costumes pensés par Anne-Catherine Kunz ne dessinent pas vraiment de cohérence ni même de propos particulièrement déterminé.
© Maxime Fauconnier
Au-delà ces défauts mineurs, la force de cette approche est bien de proposer une version d’Einstein dans son état chimiquement pur, de façon à donner pleinement à voir le défi instrumental et vocal que cela représente. Ce défi est largement remporté grâce à la double direction musicale de Tom de Cock et de Michael Schmid. Il faut saluer le travail de reconstitution de la partition, laquelle est en réalité lapidaire (pas de nomenclature des effetifs, pas d’indication de la place du texte parlé sur la partition…). Certains choix sont judicieux, notamment en matière de tempo. « Train » est particulièrement lent, plus que dans les deux enregistrements existants, ce qui rend le morceau plus agréable à l’écoute. Il en va de même pour la qualité du son, travaillé par Alexandre Fostier, qui déploie toute la dimension électro de l’œuvre, voire lui confère des accents pop.
© Maxime Fauconnier
L’Ensemble Ictus s’illustre par sa ténacité sans faille et sa maîtrise totale de la polyrythmie. Chaque musicien répète ses portées à l’infini avec une rapidité parfois hors du commun. Aucun signe de fatigue n’affleure, ni même de lassitude : la concentration reste totale du début à la fin. Il en va de même pour l’excellent chœur du Collegium Vocale Gent, entraîné par la cheffe de chœur Maria Van Nieukerken. Les chanteurs sidèrent le spectateur de par leur précision, la qualité de leur émission toujours retenue, leur impeccable diction – alors que souvent la rapidité du tempo crée le risque de tout emporter sur son passage. L’ensemble décolle sous la double baguette des deux directeurs musicaux, l’un battant la mesure, l’autre comptant les répétitions et reprises des motifs. Malgré la dimension ultra technique de la partition, les musiciens comme les chanteurs parviennent à susciter l’émotion, particulièrement durant la magnifique scène finale.