Pour l’ouverture de sa saison, le Teatro Colón affiche une nouvelle production d’Elektra, due à Pedro Pablo García Caffi. Le directeur général et artistique de l’institution propose une lecture marquée par l’oppression de la fatalité, l’heimarménè des grecs. Dans un décor cataclysmique de colonnes géantes à demi effondrées, signe d’une Mycènes décadente, le metteur en scène argentin souligne la solitude des personnages principaux, tous féminins, qui nous apparaissent ici dérisoires et sans force, isolés. Mais ces colonnes sont aussi la symbolisation phallique d’un univers dominé par le masculin absent, en écho à l’impuissance de personnages féminins omniprésents. En effet, de même que Clytemnestre n’a pu assassiner Agamemnon qu’avec l’aide d’Egisthe, Electre n’envisage pas de se venger de sa mère sans l’aide d’Oreste ; comme si les héros masculins étaient les seuls moteurs possibles de l’action, et les femmes condamnées à ruminer leurs craintes, leurs aspirations ou leurs frustrations.
© Prensa Teatro Colón / Arnaldo Colombaroli
C’est sans doute là qu’il faut chercher l’explication du jeu finalement assez sobre de Linda Watson, une Elektra plutôt hiératique, un peu passive, très éloignée d’interprétations plus passionnées comme celle d’Evelyn Herlitzius au Festival d’Aix-en-Provence dans la production de Patrice Chéreau, ou, si l’on remonte plus loin, des incarnations légendaires de Gwyneth Jones ou Leonie Rysanek, d’un histrionisme pleinement assumé. Vocalement, la soprano américaine assume crânement la totalité des difficultés du rôle, souvent avec subtilité (les invocations d’Agamemnon, pour une fois, ne sont pas criées mais chantées avec une sorte d’abandon nostalgique). Toutefois, la voix manque parfois un peu de projection et de la largeur, notamment au regard des moyens de ses partenaires. L’allemande Manuela Uhl, belle voix charnue, aux aigus lumineux, puissante, au beau phrasé, campe une Chrysothemis perdue dans ses rêves d’épanouissement. L’histrionisme assumé, on le trouve en revanche chez sa compatriote Iris Vermillion, Klytemnestra complètement déjantée et décadente, d’un engagement vocal total, fût-ce au prix de quelques raucités (tous comptes faits en accord avec la composition dramatique). De nationalité argentine, Hernán Iturralde est une voix idéale pour Orest : belle projection, timbre sombre et sans laisser-aller en termes de style. Pour une fois, le rôle est continuellement bien chanté ! Dommage que son accoutrement le fasse ressembler à Mister T (au contraire des éclairages, variés et sophistiqués, les costumes de la production sont assez hétéroclites). Mêmes remarques en ce qui concerne l’Aegisth d’Enrique Folger, souvent laissé à des ténors en fin de carrière : là encore, la voix est saine et le style irréprochable. Enfin, les cinq suivantes varient du correct au très bon et le jeune serviteur d’ Eduardo Bosio fait belle impression.
A la tête d’une formation digne des meilleur théâtres, Roberto Paternostro propose une interprétation très musicale et plutôt analytique de la partition. Le chef viennois fait ressortir les différents pupitres et les divers motifs et sous sa baguette l’orchestre semble véritablement « chanter » plutôt qu’accompagner les situations dramatiques (à titre d’exemple, on est habitué à des coups d’archet des contrebasses plus secs pour l’arrivée de Clytemnestre). Il est rare d’offrir autant de beauté dans cette partition.