« Un spectacle-évènement ». C’est le teasing de cette Elektra. Accompagné de quelques chiffres propres à frapper l’imagination : un décor pesant 11 tonnes, à quoi s’ajoute une cage métallique suspendue dans les cintres qui en pèse 1,8. De l’acier, des plateaux qui tournent (et des chanteuses avec), des moteurs, des logiciels, une machine (infernale ?) aussi impressionnante que l’opéra de Strauss. Les images donnent une idée de la démesure de la vision d’Ulrich Rasche, à la fois metteur en scène et scénographe.
Tanja Ariane Baumgartner et Ingela Brimberg © Carole Parodi
Constructivisme en action
Cette structure qui occupe toute la scène du Grand Théâtre de Genève impose sa présence, sa violence, sa démesure, oppressante et fascinante, contraignante, angoissante.
Elle renvoie à l’imaginaire brutaliste des Moholy-Nagy, Tatline, Lissitsky, Rodtchenko, Pevsner, Gabo…. Tous ces artistes, russes très souvent, qui dans les premières années du vingtième siècle dessinaient ou construisaient des univers qui semblaient préfigurer les totalitarismes à venir. Avec une obsession pour les tours, les donjons, les miradors : depuis les ziggourats jusqu’aux prisons panoptiques de l’ère des Lumières, ces structures rondes ont constamment induit des images de surveillance, d’oppression, d’enfermement, de dictature.
Ajoutons-y pour la scénographie genevoise des éclairages froids et impitoyables, l’effet glaçant de cette masse énorme de métal, constamment en mouvement, et on éprouvera un sentiment d’inhumanité, de fatalité, implacable et oppressant, en somme en accord (dissonant) avec le crime qu’ourdissent Electre et Chrysothémis.
D’autres images de claustration sont en embuscade dans nos mémoires : le Metropolis de Fritz Lang, auquel on songe en voyant tourner les servantes sur la couronne extérieure de la machine, telles des esclaves ou des enfermées, et combien d’images de prisons, de camps, de grilles, d’oppression.
Brutalisme et rugosité
Ulrich Rasche dont c’est la première mise en scène d’opéra et la première incursion en terres francophones avait déjà utilisé ce dispositif scénique pour une production de la pièce d’Hoffmanstahl au Residenztheater de Munich en 2019. Il le reprend ici en l’augmentant d’une couronne mobile (qui suggère des rapports hiérarchiques entre les classes dominantes -les Atrides- et les dominées -les servantes). Osera-t-on parler d’esthétique germanique ? En tout cas, Regietheater élevé à un niveau de cas d’école, et cohérence d’un propos qu’on ne peut que saluer. Spectacle rugueux, éprouvant, dur. Mais en somme l’opéra de Strauss est de toutes façons toujours dur, éprouvant et rugueux.
© Carole Parodi
Que dire de ce qui est demandé aux trois chanteuses par Strauss et par le metteur en scène ? Leur sort est d’arpenter sans fin ces plateaux mouvants. Marcher et chanter, chanter et marcher, avec le souci constant de ne pas tomber (même si, telles des varappeurs, elles sont assurées par un baudrier et un câble d’acier, autre métaphore du destin des Atrides). « On se trouve dans une situation d’extrême tension et de concentration intense, le rythme métronomique des pas ne doit pas nuire à la fluidité et à l’assurance du souffle, ni au déroulement théâtral et à la sensibilité vocale […] Ce n’est pas facile de libérer l’expressivité, de rester attentif au texte et à la musique, et de marcher avec des harnais sur cette structure très penchée, dans des lumières violentes dont le chef doit aussi se protéger. Mais c’est une situation qui apporte aussi beaucoup de force au propos de la mise en scène », témoigne la mezzo Tanja Arianne Baumgartner (Klytämnestra)*
Ingela Brimberg © Carole Parodi
Tout commence par trois notes tonitruantes qui sont à la fois le prélude de l’opéra, le thème d’Agamemnon et la clé du drame : Agamemnon a été assassiné par Clytemnestre et son amant Egisthe pour venger le meurtre d’Iphigénie et Electre ne nourrit qu’une seule passion, celle de venger sa soeur morte en tuant les deux assassins, avec l’aide de son autre sœur Chrysothémis, puisqu’Oreste leur frère a été banni et qu’on le croit mort.
Et la première image c’est la procession circulaire des cinq servantes. Vêtues de combinaisons noires, similaires à celle que porteront les trois protagonistes, et qui effacent toute référence d’époque ou de sexe ou de caractère ou de situation sociale.
L’écriture des limites
C’est dire qu’on n’aura pas grand chose à quoi se raccrocher et que les trois femmes se réduiront à leur rage, à leur cri, à leur haine.
Cette haine qu’Elektra crache chaque jour, telle une chatte devenue sauvage, ainsi que le racontent les servantes processionnaires (mention particulière à Gwendoline Blondeel, la cinquième servante, celle qui prend pitié de la malheureuse).
Le premier monologue d’Elektra (« Allein ! ») est un rude morceau d’entrée et Ingela Brimberg entre corps et âme dans cette fureur vocale, cette imprécation violente, culminant à deux reprises, d’abord sur « Agamemnon ! Vater ! » puis montant dans un second climax, jusqu’au si bémol puis au contre-ut, et l’auditeur reste pétrifié de voir la chanteuse juchée tout en haut de la structure métallique, tandis que six ou sept mètres plus bas un orchestre énorme se déchaine sur fond de cors, de trombones, de tuba, et de percussions.
Rôle écrasant, casse-voix, surhumain. Ingela Brimberg, présente en scène du début à la fin, livrera une performance sidérante d’engagement, de puissance, et la voix semblera au fil de la représentation se jouer de plus en plus des chausse-trappes ménagées par Strauss.
© Carole Parodi
Le rôle de Chrysothémis, d’une tessiture moins immense, n’a pas la même sauvagerie. Chrysothémis, elle, veut vivre, veut être heureuse, elle veut sortir (« Ich Will heraus ! ») et Jonathan Nott fait remarquer que souvent Strauss la fait chanter en mi bémol majeur. Sara Jakubiak lui prête son sens de la ligne musicale, la chaleur de son timbre et une féminité plus insinuante que celle d’Elektra.
Enfin, sur une page orchestrale particulièrement déchainée, l’une des plus expressionnistes de l’opéra, avec dissonances des cuivres, grincements des flûtes et stridences des hautbois, Clytemnestre fera sa royale entrée (dans les didascalies d’Hofmannstahl il est fait état d’un cortège d’animaux qu’on sacrifiera, de suivantes en jaune et en violet et des bijoux barbares dont la Reine est couverte, ne rêvons pas, ici on se contentera de servantes en noir).
Jansénisme sidérurgique
La voix immense de Tanja Arianne Baumgartner, mezzo de caractère, s’entrelace alors avec le subtil, changeant, ironique, scintillant, pointilliste contrepoint que lui offre l’orchestre. Dommage tout de même que le parti-pris de mise en scène, dans son jansénisme sidérurgique, n’offre aux deux chanteuses dans leur longue confrontation centrale d’autre possibilité que de se poursuivre l’une l’autre sur leur plateau mouvant, enchainées par leur câbles de sécurité.
Ce cérémonial douloureux conduira à un inexorable crescendo de haine culminant dans le deuxième monologue d’Elektra (« Was bluten muss »). Sommet absolu de la partition, où se déchaînera une formidable Ingela Brimberg, jusqu’au paroxysme flamboyant de « seines Lebens freuen », qui semble au-delà de ce qu’une voix humaine peut chanter.
© Carole Parodi
Non moins remarquable le deuxième duo avec Chrysothémis où Elektra se fera chatte pour entraîner sa sœur dans son désir de vengeance sanglante, scène de séduction où l’on entend même un rythme de valse, avant qu’elle ne monte dans sa fureur jusqu’au mi aigu de « Sei verflucht ! Nun denn, allein ! -Sois maudite ! J’agirai seule ! » Cri surhumain, sur grand tintamarre de trombone, tuba, etc. qui amènera Ingela Brimberg aux limites de sa voix.
Valses mycéniennes
Autre crête de cette partition, qui tient du parcours du combattant, la scène dite « de la reconnaissance ». Sur arrière-fond de trombones et de cors qui semblent monter d’un tombeau, apparaît un « étranger », en l’occurrence le superbe baryton-basse hongrois Károly Szemerédy, aussi impressionnant physiquement qu’imposant vocalement. L’orchestre est le troisième interlocuteur de cette longue conversation de plus en plus oppressée : cordes soyeuses, éclairées par des clarinettes lumineuses, ou enrichies des éclats sombres des cuivres, jusqu’à cette phrase insinuante, mi-parlée, mi-chantée, « Les chiens m’ont reconnu et ma soeur ne me reconnaît pas ! » Qui amènera le grand cri « Oreste ! » d’Elektra et l’explosion orchestrale qui traduit le bouleversement qui s’empare d’elle. Le moment qui suit est sans doute le plus voluptueux de la partition et la voix d’Ingela Brimberg, jusqu’aux notes hautes de son « Je vivrai heureuse ! » rayonne par-dessus les grandes vagues d’un orchestre rutilant de sensualité.
Ingela Brimberg et Sara Jakubiak © Carole Parodi
Dans la fosse, les quatre-vingt deux musiciens de l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction de Jonathan Nott, brillante mais jamais tonitruante, dans un bel équilibre entre scène et fosse, se jouent de cette partition polymorphe. Bien sûr que les instruments les plus sonores sont souvent sollicités (la grosse caisse, les plus éclatants des cuivres, et notamment les tubas -Strauss demande même un tuba contrebasse…), mais parfois la partition se fait presque chambriste. Elle est d’ailleurs bien plus souvent tonale que bi-tonale ou atonale, dit Jonathan Nott. Et, chose surprenante, il arrive, et même fréquemment, que l’orchestre s’apaise et que les cordes s’offrent des volutes ondulantes ressemblant comme deux gouttes d’eau à des phrases du Rosenkavalier, presque des citations, l’œuvre que Strauss composera ensuite.
Sous emprise
Viendra un ultime dialogue avec Egysthe (le ténor Michael Lorentz, autre familier de cet opéra et de ce rôle, lui aussi tournant sur la couronne infernale), et toute la fin, après les cris de Klytämnestra et de son amant assassinés dans la coulisse par la hache d’Oreste, se déroulera sur un tempo emporté, dans de grands mouvements de la structure métallique, dont les girations seront de plus en plus amples, sous des lumières de plus en plus éblouissantes, embrumées de fumées où les silhouettes d’estomperont, enlevées aussi par les torrents sonores qui soulèveront l’orchestre.
Mélange de déferlantes de décibels et de bouffées de valse. Comment résister à cette tempête sonore et à ces voix aux limites de leur possibilité. « Liebe tötet ! – l’amour tue » hurle Elektra avant que l’exaltation ne l’entraîne dans une dernière danse fatale. Sur fond de cors aux couleurs wagnériennes, éclateront les trois notes du thème d’Agamemnon.
Et le spectateur, sidéré, pantelant, hébété, quasiment pris en otage par tant de puissance, toute distance critique abolie, n’aura plus qu’à crier (lui aussi) son enthousiasme. Avant, revenu à l’air libre, de se libérer peu à peu de cette emprise, de cette machinerie qui se sera emparée de lui, volens nolens, deux heures durant.
* Propos rapportés par Sylvie Bonier (Le Temps du 24 janvier)
© Carole Parodi