En digne héritier de Wagner, Richard Strauss signe, avec Elektra, une partition ample et virtuose, où l’orchestre prend une part importante dans l’action, si ce n’est écrasante. En effet, pour ce Festival Mémoires de l’Opéra de Lyon, les cent musiciens composant l’orchestre sont – comme le prévoyait la mise en scène de Ruth Berghaus à sa création à Dresde en 1986 – installés en scène, aux pieds de cet imposant plongeoir où le destin de la cour de Mycènes s’apprête à sombrer.
Le plongeoir en question est d’abord celui d’Elektra, dont l’existence s’est figée depuis la mort d’Agamemnon, son père qu’elle entend venger. Déployé en trois plateformes, ce décor ouvert, graphique et monochrome, matérialise magistralement les sentiments à l’œuvre tout en révélant avec subtilité la densité du drame : vulnérabilité des Atrides, entrelacs des enjeux individuels, grandeur de la quête. Elektra s’y trouve sous le poids écrasant de sa mission, prisonnière de la conspiration de Clytemnestre et Égisthe – nouveau couple royal –, victime de l’immobilisme de sa sœur Chrysothémis, et finalement tributaire du retour si espéré de son frère Oreste, seul capable d’accomplir l’acte vengeur. Ramassant toute la violence et la démesure émotionnelle de cette famille maudite, la mise en scène, reprise par Katharina Lang, use de la puissance symbolique du décor d’Hans Dieter Schaal, du raffinement esthétique des lumières d’Ulrich Niepel et de la sobriété métaphorique des costumes de Marie-Luise Strandt pour sublimer l’œuvre. Il faut au public moins d’une minute pour comprendre que le spectacle a marqué, et marquera encore, l’histoire de la mise en scène lyrique, tant la proposition est forte, radicale dans ses choix, décidée, ressentie et admirablement aboutie.
© Stofleth
Pourtant, il ne faut que quelques minutes supplémentaires pour comprendre qu’une autre évidence, celle d’un orchestre omniprésent, peut gâcher ce plaisir sûrement trop rare d’une mise en scène devenue mise en sens. L’expérience se complique alors, celle du spectateur mais aussi du critique, surtout lorsqu’il se trouve au parterre. Reconnaissons donc, en premier lieu, l’admirable qualité d’exécution de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, dirigé par Hartmut Haenchen. Puissant, révolté, il emporte l’auditeur vers des sommets d’exaltation inouïs. Toujours lisible, capable de phrasés souples et de couleurs variées, il émaille le drame d’une remarquable palette de nuances. La direction vigoureuse, souple et alerte du chef allemand est telle que les cent musiciens ainsi affairés ne sont jamais à l’étroit dans cet ample discours orchestral qui révèle le talent de chacun.
Par infortune, c’est de ce point précis, remarquable en lui-même, que le reste pêche. Car cette omniprésence orchestrale, certes inhérente à la partition, se double d’un dispositif scénique qui place les musiciens en scène, et se redouble d’un espace de jeu qui installe les solistes dans la droite verticalité d’une cage de scène bien gourmande. Le sort des voix en est irrémédiablement scellé et celles-ci s’effacent douloureusement derrière un magistral, certes, mais aussi impénétrable écran orchestral.
Fort délicate devient alors la mission de rendre compte des performances vocales de cette distribution, dont le premier mérite reste d’être parfaitement cohérente et homogène. Si l’ensemble des chanteurs – et c’est bien-là la confirmation du problème pointé – lutte avec une égale implication face à l’orchestre, ceux-ci se montrent bel et bien ancrés dans le drame. Katrin Kapplusch campe une Chrysothémis digne, dont la froideur première cède le pas à l’élan fraternel. En Clytemnestre, aux allures de Walkyrie des temps-modernes, Lioba Braun convainc par la mesure et la densité nouvelles qu’elle apporte au personnage. L’Oreste de Christof Fischesser est noble de cœur comme de couleur vocale, et l’Égisthe de Thomas Piffka solide. Enfin, l’ensemble du plateau se voit mené par Elena Pankratova, Elektra vaillante et lumineuse, capable de faire émerger de toute la noirceur du drame, la force de la conviction, la vérité de soi, la lueur de la justice.
Seule, mais implacable, reste la question de l’équilibre musical comme dramatique, mis à mal par la présence en scène de l’orchestre. Un tel problème a-t-il été relevé à Dresde en 1986 ? À mesurer la réussite de l’ensemble du spectacle, on se plaît à croire que non. Dès lors, c’est peut-être précisément là que se situerait la difficulté première d’une re-création, celle de retrouver une nouvelle fois, et sur une nouvelle scène, cet équilibre si rare et si précieux des spectacles ayant marqué l’histoire. Cette confession et concession faite, la solution reste peut-être d’appliquer les dernières paroles d’Elektra qui, pour connaître le bonheur, suggère simplement de « se taire et danser ».