S’il est un échec cuisant que l’opéra devrait confesser, c’est de manquer souvent de concision. L’ellipse n’est pas son fort. Ce qui pourrait être énoncé brièvement y est, au contraire, développé en grande largeur. Elektra est probablement la plus spectaculaire exception à cet axiome, car en moins de deux heures, une fratrie s’enlise dans une thérapie familiale à la hache, en un crescendo de fin du monde.
Quelle épreuve de force que cette œuvre, née des imaginations combinées du plus génial des flibustiers bavarois et du plus délicat des poètes apolliniens. C’est le mariage d’un Lederhosen et d’une collerette de dentelle. C’est aussi une réflexion sur la forme, sur la dynamique dramatique, sur la géométrie lyrique. Un coup de feu, construit en trois confrontations, qui – formellement – interdit à l’auditeur de reprendre son souffle et qui l’achève par un cataclysme de décibels. Au genre de l’opéra, Elektra est une Blitzkrieg, dont l’action reposerait sur la sidération et sur les qualités contondantes de la voix.
© Wiener Staatsoper / Ashley Taylor
Le rôle d’Elektra est généralement l’apanage de chanteuses monolithiques, faites d’un bronze épais qu’aucune forge ne dompte. Parfois, elle est l’otage d’immenses tromblons qui ululent et vitupèrent jusqu’à temps que le lustre se libère de ses écrous et écrase le spectateur. Comme Turandot, l’implacabilité de son combat est sous-tendue par une partition surhumaine, par un chant psychorigide et rêche, qui assène plus qu’il ne cisèle. Il n’y a rien de tout cela dans l’interprétation de Christine Goerke, parangon de finesse et de musicalité, comédienne subtile et intense qui parvient à contraindre son immense voix aux inflexions les plus délicates.
Drapée dans sa cape d’or, c’est en Annonciation de Simone Martini qu’apparaît Waltraud Meier, la main – maniériste – légèrement écartée du corps, comme déjà sur ses gardes face à son enragée de fille. Sa seule présence suffit à esquisser la plus complexe des dramaturgies. Si l’on apprend que la mezzo-soprano fera bientôt ses adieux à la Staatsoper dans le rôle de Waltraute, elle n’a rien perdu de sa superbe. La lionne a mûri, rugit avec moins de véhémence, mais la voix n’a plastiquement pas vieilli, conservant un registre aigu de jeune fille. Détails prosaïques au regard d’une incarnation saisissante.
Simone Schneider est une Chrysotemis impériale. Sa voix puissante, ronde et homogène vient à bout des pires difficultés de la partition sans donner le moindre signe de fatigue. Une telle aisance, dans ce rôle, laisse pantois. L’Orest de Michael Volle (qui, deux jours plus tard, sera à Paris dans Die Frau ohne Schatten) sonde l’humanité du matricide. Il a quelque chose du Bruno Ganz des Ailes du désir, quand il écarte les mains pour serrer sa sœur contre son torse. Vocalement, c’est du grand luxe, avec ce timbre de platine, corsé, luxueusement rocailleux, qui domine l’orchestre tout en confessant la vulnérabilité de celui dont la main tremble.
Pour sa production créée en 2015, Uwe Eric Laufenberg situe l’action dans une cave à charbon et dans les douches d’un asile psychiatrique. Passé le constat que cette topologie combine deux des plus grands lieux communs scénographiques d’un Regietheater exsangue, on louera la beauté brutale des décors et le sens qu’ils prennent dans la dramaturgie. La direction d’acteurs, surtout, est impressionnante et Laufenberg parvient à tirer le meilleur de sa troupe de chanteurs. On regrettera peut-être la volonté du metteur en scène d’imposer à tout prix son image visuelle dans une scène finale où l’ingénierie scénographique tente de voler la vedette aux individus, coquetterie du dramaturge qui craint d’être oublié.
Comment Semyon Bychkov parvient, avec les rares répétitions qu’offrent le théâtre de répertoire, à obtenir une telle précision de son orchestre et de son plateau, reste un insondable mystère. La scène des servantes, si difficile à mettre en place, en est la glorieuse illustration (mention pour Ildiko Raimondi qu’on retrouve avec bonheur). Démonstration que la routine, parfois consubstantielle aux partitions fondatrices d’une maison d’opéra, ne résiste pas à des artistes de cette dimension.