Les liens entre Esa-Pekka Salonen et l’Orchestre de Paris, tissés de longue date et renforcés par maints projets marquants (les amateurs d’opéra se souviennent, entre autres, de la légendaire Elektra de Strauss dans la mise en scène de Patrice Chéreau présentée en 2013 au Festival d’Aix-en-Provence), sont de ceux qui méritent d’être célébrés. C’est chose faite en ce début d’année 2024, avec plusieurs concerts novateurs qui amènent les musiciens à poser leurs archets sur des pièces inexplorées par eux. Ainsi de la soirée du 7 février, composée exclusivement d’œuvres qui, soit parce qu’elle n’avaient jamais été jouées par l’Orchestre jusqu’alors, soit parce que leur dernière programmation date de plus de 40 ans, constituaient autant de grandes premières. C’est par exemple du Bach que nous entendons en ouverture, mais un Bach revu par Edward Elgar, dans la veine grandiose et décomplexée de ces modernistes fin XIXe-début XXe qui voyaient dans le perfectionnement technique l’aboutissement du génie humain : quel inventeur aurait pu être de Vinci s’il n’avait eu le mauvais goût de naître avant la découverte de la Fée électricité ! Un Bach positiviste, en un sens, dans une orchestration en technicolor de la Fantaisie et Fugue BWV 537, où la finesse du contrepoint cède à l’ivresse d’un maelstrom sonore que Salonen exalte sans fausse pudeur. Avouons sans rougir que le tout ne se laisse pas entendre sans déplaisir, et a au moins le mérite de témoigner une fois de plus de l’inspiration totale, universelle, suscitée par l’auteur de la Saint-Matthieu chez tous les musiciens qui l’ont suivi. Avec les Sea Pictures, c’est encore Elgar que nous retrouvons, mais cette fois le compositeur a dosé sa science de l’instrumentation et son goût de l’effet avec plus de finesse. Ces cinq poèmes pour voix de femme ne sauraient être réduits à leur wagnérisme patent. Certes, le cycle évoque, dans sa forme-même, les Wesendonck-Lieder, la troisième mélodie n’est pas loin de paraphraser l’ouverture des Maîtres-Chanteurs de Nuremberg, l’ampleur vocale requise pour la soliste se rapproche de celui d’une Kundry ou d’une Brangäne. Mais l’onirisme puissant de ces pièces, qui utilisent la mer comme simple métaphore pour évoquer le sentiment amoureux, la peine ou l’approche de la mort, appellent, sous la cuirasse héroïque du format, une interprète rêveuse, presque éthérée. Remplaçant Nina Stemme, souffrante, Sarah Connolly possède ces qualités de poétesse, qu’elle a polies au contact incessant et complémentaire du Lied allemand et de la mélodie anglaise. Passés quelques détimbrages dans le grave, les lactescences du timbre, la conduite du phrasé et du legato, servent autant la simplicité feinte de « In Haven », écrite sur un poème de Caroline Alice Elgar, épouse passionnée du compositeur, que les formats plus denses de « Where Corals Lie ». On regrettera d’autant plus que le volume ne s’épanouisse pas avec plénitude, et que les mots peinent parfois à se faire entendre, dans une salle que l’on sait problématique pour les voix, et face à un chef toujours décidé à faire vrombir l’orchestre.
Consacrée à Hindemith, la deuxième partie lui en donnera l’occasion. Encore dans un pastiche de Bach pour commencer : Ragtime (wohltemperiert) tente un rapprochement, a priori improbable, entre des thèmes issus du Clavier bien tempéré et une marche à la Scott Joplin, mais qui continuera de stimuler l’inspiration de nombreux jazzmen. Le contraste avec l’entame solennelle de la Symphonie Mathis der Maler est si tranché qu’on peinerait à attribuer les deux pièces au même compositeur. Touche-à-tout génial, multi-instrumentiste à la curiosité assez insatiable pour mettre côte à côte les mots « cabaret » et « atonal », Paul Hindemith méritait bien cette mise en perspective. Les trois mouvements de la symphonie, qui seront réutilisés dans l’opéra éponyme créé plus tard à Zurich, dessinent un riche tissu orchestral où thèmes traditionnels et religieux forment le substrat d’un discours qui transcende les règles de l’harmonie, de l’instrumentation, dela mélodie. Parfaitement à l’aise dans cette partition profuse, Esa-Pekka Salonen guide l’Orchestre de Paris jusqu’à la lumière éclatante qui baigne le dernier mouvement sans omettre aucune étape du parcours : les imbrications de thèmes dans le premier mouvement comme la marche recueillie du Grablegung éblouissent par la netteté des plans sonores et le parfait dosage des dynamiques. Si une nouvelle rencontre lyrique devait advenir entre ce chef et cet orchestre, pourquoi ne serait-ce pas autour d’un Mathis der Maler intégral ?