Ce fut monumental et impressionnant. Deux beaux grands fauves lyriques orgueilleux de leurs moyens formidables. À qui cependant on aurait eu envie parfois de dire « Calmons le jeu. Vous avez certes les moyens de faire trembler les murs de cette église qu’aima tant Menuhin. Maintenant, réduisons la voilure et touchez-nous plus profond… »
Mais ne nous plaignons pas que la mariée soit trop belle. Car en effet qui de nos jours affiche parmi les ténors des dons rivalisant avec ceux de Jonathan Tetelman. Et qui ne s’incline devant la personnalité, le rayonnement, la puissance dramatique d’Elīna Garanča.
D’où la légère frustration de son air de Macbeth, « La luce langue », et l’envie que Garanča installe son tempo personnel, celui de la Lady, l’angoisse de la situation, un soupçon d’incertitude, davantage de respiration. Un peu de doute sur « nuovo delitto ». Que d’un rien elle suggère mieux le personnage. Et non pas tout de suite et tout le temps les grandes orgues. Mais vocalement la performance est impressionnante, les graves sont là, les forte sont terrassants, ces houles sonores foudroient, mais envoûtent-elles ?
Fringant, furieusement sexy, Jonathan Tetelman enchaîne avec l’air fameux de Luisa Miller « Quando le sere al placido ». Une puissance phénoménale. Et un style verdien indubitable, tendance lirico spinto de haute volée. Le récitatif « Oh ! fede negar potessi agl’occhi miei ! » est dévoré d’une dent carnassière. Rien ne semble pouvoir entraver une telle bravoure. Mais la maîtrise du cantabile et l’expansion de la ligne vocale (et de ce timbre radieux) n’en sont pas moins ébouriffantes dans l’aria proprement dite, plus belles encore dans la reprise mezza voce. Avant un crescendo préparant une note finale prolongée ad libitum, et une ovation soulevant la salle…
Extraversion
Le duo de Norma, « Va crudele… Vieni a Roma », un peu monochrome, restera dans le même registre extraverti. Certes Pollione commence sur le ton de la rancœur, mais ce sentiment va plus loin que la virulence, il se teinte de douleur. Or Tetelman n’intériorise guère son jeu, et caracole fortissimo sur ses grands chevaux qui certes ne manquent ni de fougue ni de panache. Dès lors on reste en manque d’une certaine mélancolie bellinienne. Garanča (« E tu pure, ah ! tu non sai… ») est-elle cette Adalgisa dolente et innocente qu’elle dit être… En tout cas les couleurs très sombres de sa voix et sa véhémence exaltée en font douter, et leur duo y perd de sa mélancolie, pour devenir un grand morceau de bravoure sur-expressif, assez décalé selon nous.
Rendons cette justice à Tetelman que ses deux Adalgisa en voix mixte seront d’un charme irrésistible et qu’à partir de « Vieni a Roma » il approchera de ce con tutta la tenerezza qu’indique Bellini, et concédons que Garanča mettra une sourdine à ses moyens superlatifs dans sa réplique « Ciel ! così parlar l’ascolto sempre ». Mais tout de même on aimerait qu’elle joue davantage des couleurs de sa voix dans l’esprit du bel canto romantique et que l’un et l’autre aillent plus loin que cette exubérante démonstration d’un métier infrangible pour se hisser au niveau de la poésie bellinienne.
Passions véristes
En revanche, l’air de Turridu « O Lola ch’ai di latti la cammisa » sera un pur moment de délectation vocale. Tetelman dans ce répertoire vériste s’il en est se montre d’un goût parfait, sans le moindre coup de gosier. Plus proche de Pavarotti du point de vue du style que de Corelli. Il n’est que pure ligne vocale, ensoleillement, lyrisme, ébrouement et volupté. Le timbre est d’une clarté, d’une limpidité, d’une aisance incroyables.
On connaît mainte version par Garanča du « Voi lo sapete, o mamma » de Santuzza, un rôle qu’elle a chanté à Zurich, à Naples ou à Vienne et qu’elle reprenait il y a quelques mois à la Scala, l’un des piliers de son répertoire avec sa Carmen, son Amneris, son Eboli ou, plus récemment, sa Kundry. Tous rôles où flamboie sa voix large et puissante, aux couleurs capiteuses.
Elle construit savamment l’évolution de cette aria, partant d’un début très tenu et d’une ligne vocale impeccable puis s’exaltant de plus en plus jusqu’à un sommet de pathétique, pour le coup très vériste. On ne peut qu’admirer l’intensité de la voix, son homogénéité à travers tous les registres qu’elle traverse, la tenue des notes hautes, mais surtout une farouche grandeur saisissante.
Le duo « Tu qui, Santuzza ?… Ah ! lo vedi » verra s’affronter ce tigre et cette tigresse, un Tetelman cinglant, impressionnant de netteté, flamboyant et superbe, et une Garanča coloriste inspirée, pathétique et puissante au fil de longues lignes ardentes, descendant jusqu’au plus sombre de sa voix, sans que jamais la puissance de l’expression n’altère un legato opulent. Leur unisson final, moment d’exaltation et de passione disperata, comme disait Puccini, soulèvera à nouveau la salle.
La fin du récital sera résolument festive. Garanča sera brillante dans la czardas extraite de Zigeunerliebe (Lehár), troublante dans la partie lassu et exaltée dans la partie friss, où elle montera jusqu’aux sommets de sa voix, et Tetelman, qui aura prévenu que l’allemand n’est pas son domaine familier, semblera plus anecdotique dans l’extrait de Giuditta (et résolument tonitruant). Leur « Lippen schweigen » extrait de la Veuve joyeuse, sera plus sympathique qu’inoubliable, mais séduira un public de bonne humeur, de même que le « Libiamo » de la Traviata donné en bis et à l’évidence joyeusement improvisé.
Ajoutons que le piano de Frédéric Chaslin nous aura souvent semblé plus enthousiaste que précis, singulièrement dans sa transcription de l’ouverture de la Chauve-Souris, et qu’on aurait aimé parfois plus de rondeur dans la sonorité.
Le Gstaad New Year Musica Festival particulièrement brillant cette année, promet encore quelques autres soirées mémorables : Sonya Yoncheva, Dina Bawab, les Arts Florissants, Marie Lys/Rémy Burnens, Lise Davidsen/Freddie De Tommaso, Andrè Schuen, Golda Schultz, Maria Teresa Leva…