Quand en 1815 Domenico Barbaja est confirmé pour la troisième fois depuis 1809 comme Impresario des théâtres royaux de Naples, il peut alors offrir un contrat au jeune compositeur qu’il a dans son viseur depuis ses succès vénitiens et milanais. Rossini a déjà écrit quatorze œuvres lyriques mais seulement cinq opere serie, genre considéré alors comme l’aristocratie du genre, dont seul Tancredi a été un succès incontesté. Il voit là une occasion en or de faire ses preuves dans le premier opéra de la péninsule, le San Carlo, dont les programmes incluent régulièrement, Mozart, Gluck, Mayr, ou Spontini, devant un public susceptible d’être plus réceptif.
C’est dire combien il met de soi dans sa musique de cette Elisabetta regina d’Inghilterra. D’abord en puisant dans ses ouvrages, pratiquant le recyclage comme tous ses confrères passés et présents soumis aux mêmes cadences de production. Rossini pouvait le faire d’autant plus tranquillement qu’à Naples on ne connaissait pas les œuvres données dans les théâtres du Nord. Alors il y va largement. Marco Spada, dans le programme de salle de 2004 à Pesaro affirme qu’on peut relever, outre l’Ouverture, neuf emprunts à Aureliano in Palmira (1813) neuf à Sigismondo (1814) et cinq à Ciro in Babilonia (1812), plus quelques autres, en tout vingt-sept. Mais ce serait méconnaître le génie de Rossini que d’en conclure que le nouvel opéra n’est qu’un habile patchwork.
Pour lui, la musique ne peut pas décrire mais seulement évoquer une situation psychologique et affective. Un thème n’exprimant rien d’autre que lui-même, ce sont les harmoniques, les rythmes, les couleurs, la dynamique qui vont lui donner le caractère adapté à la situation dramatique pour laquelle il est conçu ou utilisé. Il ne s’agit donc pas de paresse ou de pauvreté d’invention mais du désir de réexploiter des idées auxquelles il tient et auxquelles il veut donner une seconde chance. ( Et parfois une troisième puisqu’ un rondo tiré d’Aureliano in Palmira devient une cavatine pour Elisabetta avant d’échoir à Rosina dans le futur Barbiere.) Et quand il n’a rien en réserve, comme pour le duo Leicester-Norfolk, où deux ténors rivaux s’affrontent, alors il invente. Mais l’auditeur attentif peut se délecter, çà et là, de formules qui annoncent déjà des thèmes et leur orchestration dans le tissu de La donna del lago (1819) et de Semiramide (1823).
A Naples, la création fut fastueuse. A Bad Wildbad, on s’en doute, il en va autrement, et pourtant on n’en souffre pas, car l’intensité musicale et vocale sont au rendez-vous des espoirs. Jochen Schönleber, le fondateur du festival, a conçu la mise en scène et les décors. Ceux-ci sont très sobres, réduits à l’essentiel. Sur un fond de scène d’abord uniformément noir un vaste écran reçoit les images de vidéos conçues par Zygfryd Turchan. Pendant l’ouverture, c’est une succession de répliques d’un portrait d’Elisabeth Première, d’abord miniatures, qui se disposent en cercle à la façon d’un jeu de tarots, puis agrandies ou déformées, animées de mouvements divers jusqu’au tourbillon qui épouse étroitement les variations rythmiques. Si nous persistons à regretter tout remplissage visuel pendant les ouvertures, au moins celui-ci témoigne d’une recherche esthétique et d’une sensibilité musicale. D’autres images en noir et blanc suivront, la majorité semblant provenir de pellicules d’archives très usées, mélange de scènes de foules semblant approuver les discours des protagonistes, et d’autres créées exprès, certaines vieillies et d’autres se voulant des reportages en direct sur les événements, l’arrestation de Leicester par exemple. Quelques accessoires – d’amples fauteuils, un tabouret – suffiront à suggérer l’espace royal, puis la prison, un praticable permettant aux gardes du corps de la reine de canaliser en fond de scène le défilé des fashionistas curieuses de l’intimité royale. On pourra trouver pauvre ce dépouillement ; nous l’avons apprécié car il permet de se concentrer sur l’essentiel, les relations entre les personnages.
Elisabetta Regina d’Inghilterra
On pourrait regretter que l’exigüité de la scène ait induit à cantonner le chœur en coulisse, à l’exception d’une scène de déploration à l’acte II qui sera chantée avec beaucoup de sensibilité. Mais ce choix nous paraît bien préférable à un entassement qui aurait entraîné des piétinements lors des sorties. Le spectacle y gagne certainement car les scènes s’enchaînent avec fluidité. Les costumes d’Ottavia Castellotti situent les protagonistes : Elisabetta paraît d’abord en longue robe de lamé rouge et collier de pierreries en sa fonction royale, mais revêtira pantalon de jogging et blouson lorsque la femme viendra dans la cellule de Leicester. Le conseiller Guglielmo et Norfolk portent des complets, mais celui du second est un trois pièces plus voyant et correspond à son narcissisme. Leicester arrive à la cour comme s’il venait de la bataille, en cuir et grosse laine ; il en sera dépouillé dans la prison, ramené à des vêtements civils ensanglantés par de probables tortures. Son épouse clandestine est habillée en homme, comme son frère, en couleurs neutres pour passer inaperçue ; démasquée elle reviendra en robe dépourvue de séduction. Reste le mystère des défilés de femmes en tenues de soirée : peut-être au cas où, durant leur visite du palais, elles seraient admises en présence de la reine ? Et pourquoi ces comédiens fimés pour incarner fugacement la reine et Leicester dans les vidéos ?
Hormis ces énigmes, la mise en scène laisse intelligemment les situations scéniques s’enchaîner et fait confiance à l’expressivité des interprètes. Seule une apparition de Guglielmo, le dévoué mais falot conseiller d’Elisabetta, auprès de l’orchestre constituera une échappée aux affrontements qui, dans l’ascèse du décor, ont l’intensité concentrée de huis clos.
De la distribution seul Mert Süngü, qui interprète le rôle de Norfolk, l’envieux, le faux, le traître, déçoit beaucoup pendant le premier acte ; s’agit-il d’un malaise, a-t-il le trac ? La voix bouge beaucoup et la clarté de l’émission est discontinue. Il ne donnera la mesure des capacités que nous lui connaissions qu’au deuxième acte, dans la grande scène conçue pour Manuel Garcia, dont il affronte et résout crânement la montée dans la tessiture et les rapides vocalises, en faisant percevoir la feinte compassion et l’agressivité rentrée que le personnage doit contrôler pour la réussite de sa manœuvre, sans négliger les variations nécessaires lors des reprises. Dans les seconds rôles, la modestie des rôles chantés de Guglielmo et Enrico s’accorde aux moyens apparents de Luis Aguilar et Mara Gaudenzi, élèves de l’Académie. C’est aussi le statut de Veronica Marini qui se tire avec honneur du rôle de Matilde, l’épouse secrète de Leicester et la fille proscrite de Maria Stuarda, le livret ne s’embarrassant pas de vérité historique, sa voix s’affermissant rapidement et tenant toute sa place dans les ensembles. Leicester, le général vainqueur objet des soupirs d’Elisabetta, ne se présente jamais en guerrier conquérant mais en homme sensible et vertueux, incarnation idéale de la fidélité à ses devoirs. Cette sensibilité et cette loyauté qui font de lui le héros véritable, Patrick Kabongo les exprime avec une sûreté et une élégance vocales que bien des ténors pourraient lui envier. Son chant semble naturellement facile, mais reste un modèle de tenue et de contrôle, d’une expressivité constante, qui va de pair avec l’expressivité du comédien. On écoute, on savoure, on admire. Nulle crainte pour son avenir : il semble avoir la tête bien faite et repousser victorieusement les tentations qui pourraient le mettre en danger. Nulle crainte non plus pour Serena Farnocchia qui s’impose d’emblée par la fermeté d’une voix que n’affecte aucun vibrato et homogène sur toute la longueur, sans faiblesse du medium ou du grave. Elle est bien la maîtresse femme qui doit en rajouter pour en imposer aux mâles de son entourage qui pourraient chercher à la manipuler ; mais elle doit aussi ruser pour manipuler à son tour, se montrer femme pour amadouer, séduire, persuader, et la cavatine qui deviendra celle de Rosina la montre jouant ce jeu. Le personnage doit être passionnant à interpréter car il n’est jamais univoque, oscillant entre l’affirmation du pouvoir et l’accablement de la solitude sentimentale, jusqu’au sursaut final qui lui fait choisir la grandeur de la clémence. L’incarnation de Serena Farnocchia, qui respecte les requis vocaux en termes d’aigus lancés et d’agilité, a aussi cette variété expressive qui éclaire tous les aspects de cette âme tourmentée.
Dernière satisfaction, sur laquelle reposent les autres, l’orchestre et sa direction. L’effectif orchestral du San Carlo était à la création le plus nombreux et le meilleur de la péninsule. C’est dire que l’orchestration fait la part belle à nombre d’instruments qu’elle distingue, clarinette, hautbois, cors, contrebasses pour ne citer qu’eux. Elle va du grandiose à l’intime, du violent au nostalgique, de la menace à la séduction. Antonino Fogliani semble avoir préparé sa palette ; malgré sa blessure qui le prive presque complètement de sa main droite, il obtient un dosage des intensités presque parfait, permettant aux chant rossinien de se déployer sans compromettre sa virtuosité et sa pureté. Aucune baisse de tension, aucune fébrilité intempestive : manifestement l’architecture de l’œuvre est intégrée et maîtrisée. C’est la condition sine qua non qui permette à l’auditeur d’en mesurer l’ampleur et l’harmonie. A Bad Wildbad, en ce soir du 17 juillet, le premier sans orage vespéral, la salle était comblée, et les spectateurs ne se lassaient pas de dire leur bonheur aux artistes !