Alexandra Deshorties est une reine. Comme Marie-Antoinette, ses cheveux ont prématurément blanchi (mais peut-être pas du jour au lendemain, et pas pour la même raison, on l’espère). D’Elizabeth Ière, elle a le port altier, l’autorité apparemment naturelle, l’ironie mordante. Et le personnage de la Reine Vierge, elle doit commencer à le connaître, puisqu’elle l’a aussi chanté dans Roberto Devereux et dans Maria Stuarda. Grâce aux couleurs sombres que prend aisément sa voix, la soprano franco-canadienne est une candidate plausible à la succession de la Colbran, pour qui le rôle-titre d’Elisabetta, regina d’Inghilterra fut écrit par un Rossini de 23 ans. Anna Caterina Antonacci l’incarna en début de carrière, et Alexandra Deshorties partage avec sa collègue italienne un authentique art de la déclamation, qui éclate à chaque récitatif. Pour le reste, on lui pardonnera volontiers la relative brutalité avec laquelle certains aigus sont émis, parce que cela participe de son interprétation d’un personnage emporté, et parce que sa virtuosité est assez impressionnante par ailleurs.
Pour cette version de concert donnée à l’Opéra royal de Versailles dans la foulée d’une série de représentations au Theater an der Wien, Jean-Christophe Spinosi a donc su trouver une artiste apte à porter sur ses épaules une aussi lourde responsabilité. Autour d’elle, qu’en est-il de la cour d’Angleterre ? Matilde, prétendue fille de Mary Stuart, a été confiée à Ilse Eerens. Si la soprano belge maîtrise pleinement les vocalises attendues, des progrès sont encore réalisables sur le plan de la langue : la voix n’aura peut-être jamais de couleurs très italiennes, mais il devrait possible de mettre moins de souffle dans ces d et ces t qui sonnent très anglo-saxons, et de mieux faire sonner les consonnes doubles. Dans le rôle de son frère Enrico, Natalie Kawalek, joli Chérubin à Glyndebourne, n’intervient guère que dans les ensembles.
Face à ces dames, trois ténors (pas une seule voix grave parmi les solistes). Erik Årman fait mieux que jouer les utilités en Guglielmo : bien sûr, il n’a pas d’air à interpréter, mais chacune de ses interventions dans les récitatifs montre que le personnage a été vécu en scène. D’ailleurs, tous les chanteurs interprètent ici leur rôle par cœur, sans l’aide des partitions – quitte à avoir un petit trou de mémoire dans un récitatif, au deuxième acte –, ils jouent véritablement devant l’orchestre, malgré l’absence de costumes et de décors : Matilde se présente d’abord déguisée en homme (à l’entracte, elle troquera son tailleur-pantalon contre une robe), Elisabetta apparaît au second acte pieds nus et les cheveux défaits.
Quant aux deux ténors principaux, tout ou presque les oppose, comme tout ou presque devait opposer en 1815 Andrea Nozzari et Manuel Garcia. L’un est grand, l’autre beaucoup moins, certes, mais ce qui distingue ce soir Norfolk de Leicester, c’est surtout la voix. Barry Banks a derrière lui une déjà longue carrière de rossinien, que n’a pas empêchée un timbre un peu nasal, qui ne messied pas ici à celui qui est bien le salaud de l’histoire. Un léger vibrato vient parfois rend la vocalise moins nette, mais la vaillance et l’énergie de l’interprète permettent de passer outre. Face à lui, Norman Reinhardt est un belcantiste un rien moins aguerri, malgré un récent Pollione face à Cecilia Bartoli, mais la voix est superbe de couleur et l’aisance dans l’émission du suraigu ne manque pas d’impressionner.
Pour cette nouvelle collaboration sous la baguette de Jean-Christophe Spinosi, le chœur Arnold Schönberg est une fois de plus irréprochable, les hommes étant bien plus sollicités que les dames, présentes seulement à la fin de chaque acte. A la tête de son ensemble Matheus, le chef français manifeste un grand souci d’expressivité dès une page qu’on croyait aussi bien connaître que l’ouverture, composée pour Aureliano in Palmira et qui sera à nouveau réemployée pour Le Barbier de Séville. Il fait profiter Rossini de son expérience baroque, osant même un instant quelques croches inégales, et des points d’orgue qu’on pourra juger excessifs, mais impose une tension qui ne se relâche à aucun instant.