Aussi bien à Bad-Ems où il a été créé en 1862 sous le titre Bavard et Bavarde, qu’à Paris ou il a été repris une fois remanié en deux actes l’année suivante, l’opéra-bouffe Les Bavards que Camille Saint-Saëns qualifie de « vrai petit chef-d’œuvre » connaît un succès unanime. La vérité des situations comme l’humour omniprésent s’accompagnent en effet d’une veine musicale toujours renouvelée. L’œuvre se situe trois ans après Orphée aux Enfers et trois ans avant La Belle Hélène.
Nous somme une fois de plus en Espagne, ce qui permet comme dans Les Brigands (entre autres) de brocarder l’impératrice Eugénie sans en avoir l’air : dès l’ouverture, l’espagnolade est bien marquée. Des créanciers, l’alcade et son greffier poursuivent le jeune Roland (rôle travesti), amoureux d’Inès, et qui est criblé de dettes. La tante de celle-ci, Béatrix, est une bavarde impénitente ; sont époux Sarmiento profite du bagou de Roland pour la faire taire : elle trouve plus bavard qu’elle, et en reste coite. Et tout se termine par le mariage des deux tourtereaux. Une intrigue donc bien mince mais un rythme endiablé sur un sujet qui reste éternel.
L’Opéra-Comique, sous Jérôme Savary, avait présenté voici un an et demi Les Bavards en version de concert, mais sous sa forme musicale originale : l’orchestre OstinatO (40 instrumentistes), 24 choristes et 6 solistes nous laissent surtout le souvenir d’un concert lourd et ennuyeux. Ici, c’est un spectacle très différent (créé au festival d’Avignon en 2007) qu’il nous est donné de voir, puisqu’il s’agit d’une réduction pour piano seul. Ce n’est pas là un cas exceptionnel, loin s’en faut : au début des années 80, Les Deux aveugles et Croquefer étaient accompagnés par deux pianos et un synthétiseur, et l’on se souvient surtout avec émotion, à la même époque, des sensationnelles adaptations d’Offenbach par Louis Dunoyer de Segonzac (hautbois, trombone, trompette et piano) pour L’Ile de Tulipatan et Il Signor Fagotto. Mais un bon pianiste peut également faire des miracles, et même s’il ne peut rendre justice à la richesse de la partition, il peut s’efforcer de l’évoquer : c’est en quoi excelle Julien Le Hérissier, le pianiste de ce soir (en alternance avec Frédéric Rubay).
La salle est petite (quelque 80 places), la scène exiguë, qui accueille de plus un piano droit. Mais tout est organisé de manière à donner toute leur fluidité à des idées récurrentes ; comme le metteur en scène Ned Grujic le souligne, « nous avons voulu mettre l’accent sur des thèmes qu’effleure le propos : couple en crise, révolte adolescente, femmes au pouvoir, endettement, incommunicabilité… ». L’ensemble est transposé de nos jours. Hormis le début du spectacle où l’on peine à comprendre que les personnages qui ont la tête coincée dans un attaché-case sont des créanciers à la poursuite du héros, la mise en scène est inventive et déjantée : couleurs agressives, personnages caricaturés façon Tex Avery, l’ensemble est très décalé, frôlant souvent le surréalisme. Dans un rythme endiablé, les cinq chanteurs-acteurs se dédoublent au point qu’il arrive qu’on ne sache plus très bien qui joue quoi. Les situations sont souvent électriques, et l’on se prend vite au jeu malgré la petitesse de l’espace scénique. Parmi mille et une inventions, on retiendra tout particulièrement l’irrésistible orgasme parfaitement synchronisé du pianiste et de Christabelle allongée sur le dessus du piano droit, l’air « taisons-nous, taisons-nous », susurré au téléphone portable, et les interventions scéniques et vocales du pianiste.
Côté vocal, il faut remarquer l’excellente homogénéité de l’ensemble plus que les qualités respectives de chacun : ce sont bien des chanteurs jouant fort bien la comédie, mais qui peinent parfois, dans ce petit espace, à bien doser leur voix. Si tous sont vraiment épatants, Gaëlle Pinheiro brûle encore plus les planches tant scéniquement que vocalement en Christabelle ; elle va même jusqu’à changer sa voix pour le rôle d’Inès : mais là, le résultat est moins convaincant.
Alors, si vous avez peu apprécié le Fidelio de Garnier, si vous en avez assez des divas et divos capricieux, bougez-vous, et n’oubliez pas toutes ces petites salles de quartier qui fleurissent à Paris, et où il se passe plein de choses intéressantes. C’est aussi une question de survie pour le théâtre vivant et pour les artistes qui s’y produisent. Et courez donc applaudir cette sympathique production, à Paris jusqu’au 31 décembre et en tournée à travers la France jusqu’à Pâques.