Edita Gruberova prétend dans Operabox que La Straniera est sa dernière prise de rôle avant d’escalader de vraies montagnes plutôt que de se frotter aux contre-uts. Difficile de la croire : à près de 66 ans, elle continue à griser les foules et leur offrir des soirées de qualité exceptionnelle. La version concertante de l’opéra rarissime de Bellini ne déroge pas à la règle. Cette femme est phénoménale ! Non, il n’est pas normal de chanter encore aussi bien à cet âge-là. Certes, la voix n’a plus l’agilité d’antan et les libertés que se prend le soprano avec les conventions belcantistes ont été suffisamment vilipendées pour ne pas avoir à y revenir. Mais que faut-il préférer : une note juste désincarnée ou les émois sans pareils que provoque une chanteuse qui fait absolument tout ce qu’elle veut de son organe ? Alors, peu importe les techniques peu orthodoxes qu’elle emploie et la manière dont elle se débrouille pour atteindre les sommets, accrochée au bord de la falaise plutôt que d’être directement installée sur la crête, pourvu qu’elle fasse vivre les personnages belliniens dans tout l’éventail de leurs émotions. De Beatrice di Tenda aux Puritains, Edita Gruberova a toujours été en adéquation avec l’univers de Bellini et on lui sait gré d’avoir abordé sur le tard le rôle impossible de Norma une fois les graves plus matures. Quant à l’Alaide de La Straniera, n’oublions pas qu’Henriette Méric-Lalande s’y est définitivement cassé la voix après avoir créé le rôle en 1829. Pour Edita, inutile de se faire du souci : elle a toujours su gérer son instrument…
Faut-il s’étonner dès lors de la rareté de La Straniera aussi bien sur scène qu’au disque ? L’œuvre avait connu un réel succès sans jamais pourtant entrer au répertoire. Pour restituer la passion amoureuse tout comme la nostalgie sourde et délicate qui perle du drame, il faut une distribution mieux que solide : autant dire impossible à réunir à l’heure actuelle. Cela tombe bien, car les rôles principaux sont pourtant tous remarquablement servis à Baden-Baden. José Bros incarne Arturo en ténor solaire et ébouriffant, puissamment sonore – un mémorable « Morte » percutant au II, entre autres – et mieux que crédible en amoureux jaloux et désespéré. Le baryton Luca Grassi, à la technique irréprochable à tous niveaux, illumine la distribution de sa belle voix caressante, tout en retenue, avec une sorte de fatigue morale teintée de tristesse. À eux trois, ils transcendent le chant bellinien et en restituent toute l’intensité et la profondeur dramaturgique, en particulier dans le trio : « No, non ti son rivale ». La mezzo Laura Polverelli complète le quatuor, avec brio, mais avec une application qui semble correspondre à des moyens plus limités. À noter également la performance du séduisant Kay Stiefermann dans deux rôles bien trop courts pour son talent (Signore di Montolino et Priore).
À la baguette, Pietro Rizzo sait mettre en valeur, malgré quelques hésitations côté cuivres, un orchestre idéalement au service des voix qu’il ne couvre jamais. Les silences et pulsations font ainsi merveille. Les chœurs mettent eux aussi en joie, notamment quand les chasseurs instillent le doute chez Arturo : la rumeur se répand insidieusement dans une scène magnifique qui anticipe avec bonheur les commentaires des courtisans de Rigoletto.
Par ailleurs, la belle surprise de la soirée, c’est la beauté rayonnante d’Edita Gruberova : loin de son apparence parfois guindée voire étriquée des dernières années gâtée par une moue pas toujours très engageante, la chanteuse est apparue en diva contrôlant totalement son apparence, superbe et élégante dans sa robe noire rehaussée de dentelles, paillettes et bijoux étincelants, amincie, rajeunie, tout simplement magnifique. De quoi rester groupie de « Grubie » à jamais !
Dans la biographie de Bellini parue chez Fayard, Pierre Brunel avoue tenir La Straniera « pour une des œuvres les plus accomplies » du compositeur. On le comprend… Afin de mieux s’imprégner de la délicatesse et de la virtuosité de l’œuvre, rendez-vous avec Edita Gruberova pour une version scénique à l’opéra de Zurich en juin prochain. La soirée de Baden-Baden n’en restera pas moins un moment rare et privilégié.