Dieu merci, le ridicule ne tue pas. Cette Adelaide di Borgogna née à Rome près de cinq ans après le triomphe de Tancredi à Venise, possède suffisamment de beautés musicales et de panache pour résister vaillamment aux agressions d’une présentation dommageable tant elle est inadéquate.
Prenant en charge scénographie, mise en scène, costumes et lumières, Pier’Alli n’est pas un précurseur dans l’utilisation de la vidéo à l’opéra. Malgré leur impact, les plus belles réussites de La Fura dels Baus, de Bill Viola ou de Robert Lepage se sont avérées une gageure. Plus encore que des moyens techniques, cette option exige une profonde résonnance avec l’œuvre qu’elle prétend « servir ». Aussi belles ou surprenantes qu’elles soient, des images omniprésentes font des interprètes les parents pauvres de l’espace scénique. Que dire — c’est ici le cas — quand le ridicule s’y ajoute ? Afin de symboliser les temps épiques de la chevalerie, la forteresse de Canossa et le lac de Garde, Pier’Alli utilise un salmigondis de prise de vues redécoupées en rondelles ou en tranches qu’il anime avec force zooms et bascules comme s’il s’agissait d’écrans promotionnels. Surgit une couronne royale géante. Défilent la façade du Teatro Rossini façon tour penchée, puis quelques gros plans de la Rocca Costanza (château-fort restauré, construit à Pesaro à la fin du XVe siècle)… Tournoient divers meubles d’apparat et s’agitent des parapluies à pointes guerrières … Suivent d’innombrables ronds dans une eau indéterminée où finissent par tremper de lourdes draperies de velours vieux rose… Pour faire comprendre au public qu’Adelaide est prisonnière, Pier’Alli s’est contenté de filmer un buste de femme soudain exhibé dans une petite cage à oiseaux… Pendant ce temps, les personnages en chair et en os, autrement-dit les chanteurs, assez agréablement costumés mais piètrement éclairés, évoluent sur scène avec grâce ou vaillance selon le déroulement de l’action dramatique.
S’il faut convenir que cet opéra sérieux — composé à la hâte avec l’aide de musiciens de moindre qualité, froidement accueilli, peu représenté ensuite — ne compte pas parmi les meilleurs ouvrages de Rossini, l’excellence des interprètes permet de le goûter pleinement. Sous la direction ciselée du jeune chef russe Dimitri Jurowski (fils de Mikhaïl et frère cadet de Vladimir), l’Orchestre du Teatro Comunale de Bologne met en relief les subtilités des plus beaux passages de la partition en respectant un bel équilibre entre la fosse et la scène. Préparés par Lorenzo Fratini, les chœurs confèrent toute la force voulue à leurs interventions ; ils sont particulièrement remarquables dans celle qui précède la cavatine d’Adelaide au premier acte.
Débutant à Pesaro, la soprano australienne Jessica Pratt incarne une Adelaide assez froide, presque distante. Bien que son timbre soit séduisant, on s’étonne que cette Reine de la nuit ne parvienne pas à colorer davantage son chant. En revanche, Daniela Barcellona tire la quintessence du rôle travesti du jeune empereur d’Allemagne, Ottone : prestance, ligne de chant maîtrisée, timbre velouté. Dans son air d’entrée, la mezzo italienne fait preuve d’une technique plus affûtée que jamais : cadences parfaites et notes extrêmes d’un naturel surprenant. Au premier acte, on retient un grave d’une suavité ensorcelante, précédant le doux baiser qui termine le duo « Mi dai corona e vita » où le contraste des voix fait merveille.
La distribution masculine n’est pas en reste. Le rôle d’Adelberto est interprété par Bogdan Mihai, un jeune ténor roumain fort prometteur : engagement, aisance, bonne articulation, excellente projection, capacité à vocaliser. Le temps lui permettra certainement d’acquérir les couleurs qui lui manquent encore pour compter parmi les meilleurs ténors rossiniens du moment. Quant au beau baryton-basse Nicola Ulivieri qui chante Berengario avec style, il confirme de solides qualités vocales. Satisfecit sans réserve pour la bonne tenue des trois autres rôles avec une mention pour l’efficacité de Jeannette Fischer dans Eurice.