De toute évidence, une soirée entièrement consacrée aux œuvres orchestrales de Félicien David n’aurait pas permis de remplir la salle de concert de la Cité de la Musique. Il fallait donc trouver une première partie pour compléter l’audition du Désert, symphonie durant à peine une heure. Pour rester dans une veine exotique, le choix fut fait du Concerto égyptien de Saint-Saëns (1896), tout comme l’Opéra de Rennes avait choisi en 2012 sa Suite algérienne en première partie de La Princesse jaune. L’orientalisme du concerto est plus discret, mais il permet à Bertrand Chamayou de briller, le nom du soliste attire le chaland, et le contrat est rempli. Très applaudi, le pianiste offrit en bis un morceau qui permettait une transition en douceur vers la musique chantée : la transcription par Liszt du lied de Schubert « Litanie ».
Car après l’entracte, la voix humaine aurait sa place dans l’ode-symphonie qui valut à Félicien David le plus grand succès de sa carrière. Associant en 1844 chœurs, soliste, récitant et orchestre, David amalgamait les différentes expériences menées par Berlioz avec Lélio ou Roméo et Juliette. Surtout, à son retour d’un périple en « Orient » (Egypte et Algérie), le jeune compositeur rapportait de quoi créer une musique d’un genre nouveau. Et de fait, l’on trouve en germe dans Le Désert toute la musique orientaliste qui allait suivre au cours du XIXe siècle : on entend là les prémices de Schéhérazade de Rimsky-Korsakov ou de la « Danse arabe » de Casse-Noisette, on y entend Lakmé ou même Aida. Et en même temps, on y trouve l’écho d’œuvres bien antérieures, dont l’exotisme ne pouvait s’appuyer que sur l’imagination de leurs auteurs et non sur un témoignage de première main recueilli dans des pays lointains : les chœurs louant d’Allah ressemblent à ceux des prêtres d’Isis dans La Flûte enchantée ou à certains passages des Ruines d’Athènes de Beethoven, qui n’avait sans doute jamais vu ces derviches qu’il prétendait y faire chanter.
Sous la baguette ferme de Laurence Equilbey, l’Orchestre de chambre Paris rend justice à cette partition qui échappe au kitsch grâce à sa position inaugurale à l’intérieur du courant orientaliste. On admire en particulier le travail des vents dans les délicates broderies imaginées par David. Parmi les voix, on entend en premier lieu celle du récitant : Jean-Marie Winling joue surtout sur le registre de la bonhomie nostalgique, sans appuyer le vers (le texte d’Auguste Colin alterne alexandrins et octosyllabes) mais sans le briser complètement par une diction trop naturaliste. C’est ensuite le tour du chœur, et l’on ne comprend d’abord pas un traître de mot de ce que chantent les voix d’hommes de l’ensemble accentus, peut-être parce que l’acoustique de la Cité de la Musique ne leur permet pas de se faire entendre par-dessus l’orchestre, peut-être faute d’une élocution suffisamment claire : le texte ne devient vraiment intelligible que lorsque les instrumentistes jouent piano, et dans les passages où seul chante un quatuor de voix.
Eblouissante en revanche s’avère la prestation du ténor, ou plutôt des deux ténors : en effet, la veille du concert, l’unique soliste prévu fut pris de maux de gorge qui l’obligèrent à renoncer à chanter l’intervention du muezzin, plus aiguë que le reste de la partition. On avait donc fait appel à un autre chanteur trouvé in extremis : Zachary Wilder, remarqué notamment pour sa participation à l’Elena de Cavalli et au dernier Jardin des voix de William Christie. Ce jeune ténor américain livre une brillante interprétation du bref couplet du muezzin, invocation pleine de mélismes et rédigée en arabe, contrairement au reste de l’œuvre, exclusivement en français. Pour le reste, personne n’aurait soupçonné à l’entendre que Cyrille Dubois était indisposé : dans « O nuit, ô belle nuit », cet ancien élève de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris multiplie les prodiges de raffinement dans l’émission des notes aiguës, avec une subtilité de nuances qui laisse rêveur et qui transfigure la médiocrité des vers de Colin (le voluptueux « Ma belle nuit, ô sois plus lente » est nettement plus inspiré). Bonne nouvelle : un enregistrement de ce concert, diffusé par France Musique le 19 mai, sera bientôt commercialisé, qui permettra à Félicien David de retrouver la place qu’il occupa longtemps au firmament de la musique française.