Envers du décor et tréfonds de l’âme
par Fabrice Malkani
Cette nouvelle production de Rigoletto, qui a ouvert la saison 2012-2013 de l’Opéra de Leipzig, inaugure l’hommage rendu à Verdi dans la ville natale de Wagner, avant les représentations de Macbeth et de Nabucco. Naturellement, l’anniversaire du compositeur allemand fera lui aussi l’objet d’une célébration particulière, co-organisée avec le Gewandhaus, dès le début de l’année 2013.
Notons en premier la perfection musicale offerte par l’orchestre du Gewandhaus dirigé par Matthias Foremny de manière millimétrée. Les nuances sont raffinées et chatoyantes, les couleurs des instruments (tels les cuivres au début) créent des climats musicaux particulièrement réussis.
Anthony Pilavachi, encore auréolé du succès de son Ring à Lübeck (mais dont le récent Parsifal, dans la même ville, est un peu controversé), suggère ici avec sobriété le mélange de luxe et de décadence de la Renaissance tardive en jouant sur les contrastes entre les ruines extérieures du palais ducal et les dorures qui en revêtent les murs intérieurs. Tout au long du spectacle, la mise en scène s’appuie ainsi avec précision sur la partition, ce qui lui donne une force de conviction particulière. L’utilisation d’un plateau pivotant permet au moment voulu de révéler l’envers du décor : après la salle de bal et d’orgies, le décor austère et glaçant de la ville, où Rigoletto fait la rencontre de Sparafucile qui apparaît comme son double obscur. Au déplacement latéral succède un mouvement vertical : la scène s’élève et dévoile les profondeurs d’un immeuble qui sont aussi celles de l’âme de Rigoletto, où Gilda vit recluse avec quelques plantes vertes sous la surveillance de Giovanna. Sous-sols et compartiments, escaliers vertigineux, portes dérobées (comme celle qui mène à la chambre du palais où le Duc rejoint Gilda, dans un lit surmonté d’un immense miroir) suggèrent le double jeu, les identités multiples, la complexité psychologique, les méandres de l’âme. Grâce aux lumières raffinées de Michael Röger et aux costumes de Tatjana Ivschina, d’un classicisme de bon aloi, décors et personnages expriment la noirceur générale d’une époque et d’un lieu où se distinguent le vêtement rouge de Rigoletto, l’élégante veste de cuir jaune du Duc, la tenue claire de Gilda, la robe écarlate de Maddalena que le Duc retrouve parmi ses consœurs de petite vertu sous l’enseigne d’un double cœur de néon clignotant.
La distribution est excellente : le rôle-titre est tenu par l’Italien Vittorio Vitelli, véritable baryton verdien spécialisé depuis plus d’un lustre dans ce répertoire, dont le phrasé, la projection, le timbre, la puissance et le lyrisme sont mis au service d’une profonde intelligence du texte et de la musique. Remarquable acteur de surcroît, il incarne un Rigoletto dont la grandeur surpasse rapidement les odieuses compromissions du début, un père dont la noblesse tragique efface le grotesque du bouffon. Chacune de ses interventions suscite une profonde émotion : « Pari siamo » est un grand moment, de même que la scène et l’air « Cortigiani » à l’acte II, et bien sûr les duos avec Gilda. Lié à lui par le double jeu et cette opposition constante entre superficie et profondeur, le juvénile et fringant ténor italo-américain Leonardo Capalbo incarne un Duc facétieux, séducteur, immature et se comportant tantôt en amant éperdu, tantôt en voyou narcissique, voire les deux en même temps. Son jeu bondissant et ses qualités d’acteur répondent à une maîtrise consommée de la partie de chant : aisance dans l’émission, longueur du souffle, voix souple, timbre sensuel, aigus solaires, lui permettent de donner un admirable « Parmi veder le lagrime », et un « La donna è mobile » parfaitement calibré. La soprano sud-coréenne Eun Yee You compose une Gilda toute en douceur et en nuances, dont la voix souple et d’une grande ductilité exprime avec talent la puissance des affects et la fragilité de l’être, notamment dans son duo avec Rigoletto, puis avec le Duc à l’acte II, et tout particulièrement dans l’air « Caro nome », pendant lequel le temps semble se dilater.
Les rôles secondaires sont interprétés avec bonheur, avec une seule défaillance : le comte de Monterone, desservi par la voix usée de Jürgen Kurth, qui peine à se faire entendre et semble à la limite de la justesse. Monterone ne prononce du coup qu’une bien faible imprécation, et l’on a un peu de mal à saisir pourquoi Rigoletto est si impressionné par une malédiction prononcée avec aussi peu de violence et de conviction. Plus tard, l’interminable mise à mort de Monterone par tous les courtisans – après que le Duc, juché torse nu sur une haute chaise de justice, a dirigé son pouce vers le bas, tel un empereur romain – constitue le seul point faible de la mise en scène, ici inutilement appuyée et grand-guignolesque (au point que quelques rires se font entendre dans la salle).
Mais Sparafucile possède la voix puissante et souple de James Moellenhoff, aussi à l’aise dans les notes les plus graves que dans le registre aigu privilégié par Verdi dans sa première intervention, donnée sotto voce. On attend avec impatience de le retrouver en Banco dans Macbeth sur cette même scène. Karin Lovelius compose une Maddalena talentueuse, Carolin Masur une Giovanna convaincante bien qu’un rien trop théâtrale. Sebastian Wartig en Marullo, Viktor Sawaley en Matteo Borsa et Andreas Reinboth en comte de Ceprano emportent aussi l’adhésion et se montrent à la hauteur de l’entreprise. Voilà qui constitue le début d’un bel hommage rendu par la cité saxonne au compositeur italien.
Giuseppe VERDI
Rigoletto
Melodramma en trois actes
Livret de Francesco Maria Piave
d’après Le Roi s’amuse de Victor Hugo
Créé le 11 mars 1851 à Venise, Théâtre de La Fenice
Mise en scène
Anthony Pilavachi
Décors et costumes
Tatjana Ivschina
Lumières
Michael Röger
Il Duca di Mantova
Leonardo Capalbo
Rigoletto
Vittorio Vitelli
Gilda
Eun Yee You
Sparafucile
James Moellenhoff
Maddalena
Karin Lovelius
Giovanna
Carolin Masur
Il Conte di Monterone
Jürgen Kurth
Marullo
Sebastian Wartig
Matteo Borsa
Viktor Sawaley
Il Conte di Ceprano
Andreas Reinboth
La Contessa
Anat Edri
Chœurs de l’Opéra de Leipzig
Gewandhausorchester
Chef de chœur
Alessandro Zuppardo
Direction musicale
Matthias Foremny
Opéra de Leipzig, vendredi 9 novembre 2012, 19h30