A partir d’une étonnante nouvelle de Gogol, publiée en 1830, et décrivant les aventures d’un malheureux qui se réveille un beau jour sans son nez, Chostakovitch composa, en arrangeant lui même le livret, son premier opéra ; représenté 16 fois seulement, mais avec grand succès, avant que la censure soviétique s’en mêle, jugeant l’œuvre sans signification pour les travailleurs et leurs problèmes. Le Nez connut alors un long purgatoire de 43 ans, avant d’être repris à l’opéra de chambre de Moscou un an avant la mort du compositeur. L’argument, qui est en même temps une critique acerbe de la bureaucratie russe, tient du burlesque, de la fable la plus fantasque : un homme cherche son nez dans toute la ville, met des annonces dans les journaux, le retrouve et dialogue avec lui, le fait arrêter par la police, mais le nez refuse de reprendre sa place : malgré l’intervention du médecin, il ne colle pas ! Par miracle un matin, le sortilège cesse sans qu’on sache pourquoi.
Il fallait tout le génie de William Kentridge pour donner à cette histoire sans queue ni tête une cohérence et une crédibilité inattendues. Le plasticien sud-africain réalise ici sa troisième expérience à l’opéra ; certains ont encore en mémoire son Retour d’Ulysse dans sa patrie avec ses grandes marionnettes (2007) ou sa Flûte Enchantée (2005) à la Monnaie. Si ces deux premiers spectacles avaient déjà séduit, celui-ci franchit assurément une étape supplémentaire dans l’aboutissement : incontestable réussite, véritable coup de maître, spectacle époustouflant !
Avec une habileté diabolique et une imagination débordante, montrant une connaissance absolue de la partition à laquelle il adhère parfaitement, le metteur en scène fait preuve d’une virtuosité vertigineuse dans le détail et dans la réalisation, procédant par superposition, collage, accumulant les effets comiques ou oniriques, jouant sur tous les tableaux à la fois, musique, théâtre, vidéo, gags sonores ou visuels, vertigineux effets de d’ombre et de lumière, créant des personnages d’une irrésistible tendresse, auxquels on croit d’emblée, sans même se poser la question. Il donne à son spectacle l’allure d’une comédie burlesque, tirant son inspiration tantôt des débuts du cinéma, images d’archive à l’appui, et tantôt du dessin animé ou de la bande dessinée, faisant bouger chanteurs, comédiens et figurants avec autant de naturel qu’il est possible, tout en dialoguant avec des images filmées projetée en surimpression, en particulier lors des intermèdes orchestraux ; de ce burlesque le plus fou, sans cesse en mouvement mais parfaitement maîtrisé, naît cependant une réflexion plus profonde qu’il n’y paraît sur les relations sociales et les comportements humains. De quoi contenter tous les publics, donc.
Dans la fosse, Kazushi Ono n’est pas en reste : avec sa légendaire précision, sa science des couleurs, mais aussi un humour et un sens de l’à-propos qu’on ne lui connaissait pas, il soutient les propositions du metteur en scène, et même les renforce, mettant en évidence, avec l’aide de l’orchestre de l’Opéra de Lyon au mieux de sa forme, toutes les qualités d’imagination, de juvénile modernité et de grinçante drôlerie de la partition.
Le casting vocal, très homogène, est majoritairement composé d’artistes russes ou russophones ; excellentes prestations de Vladimir Samsonov, tant vocale que scénique, voix impressionnantes de Vladimir Ognovenko, Gennady Bezzubenkov ou Claudia Waite, sollicitées dans le suraigu, irrésistible drôlerie de Vasily Efimov, tous jouent l’équipe plutôt que la confrontation des individualités, la performance théâtrale autant que lyrique, pour le plus grand bénéfice d’un spectacle en perpétuel rebondissement.
Signalons également, pour leur très imaginative diversité, et toujours dans la même esthétique complètement déjantée, les costumes de Greta Goiris, colorés et gentiment provocateurs.