C’est le drame d’une prisonnière de guerre, partagée entre la fidélité à son époux défunt et le souci de préserver la vie de leur fils, dont la coalition des rois grecs veut la mort, que Racine porte à la scène dans sa tragédie Andromaque. Leur geôlier les protègera, à condition qu’elle consente à l’épouser. Ce dilemme attendrit les contemporains et inspira, au siècle suivant, maints opéras dont un de Paisiello, qui fut donné à Naples en 1804. Mais quand Rossini s’intéresse à son tour à la tragédie française c’est parce qu’au sein de la troupe du San Carlo brille une cantatrice que son fort tempérament dramatique désigne pour incarner l’autre femme, celle que le roi d’Epire devait épouser avant de l’abandonner pour l’étrangère, la femme passionnée qui, exaspérée par une alternance de rebuffades et de faux espoirs, quand le félon précipite son union avec Andromaque, riposte en ordonnant à Oreste, son éternel soupirant d’aller l’assassiner. Cette décision, elle la regrettera aussitôt, mais en vain : son bien-aimé mort, n’ayant plus de raison de vivre elle se tuera sur sa dépouille.
Isabella Colbran, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, va donc devoir affronter ce rôle écrit sur mesure pour ses dons de chanteuse et d’actrice, et l’opéra s’intitulera Ermione. Des avis que le temps a conservés, l’interprète est louée unanimement. Malheureusement il n’en est pas de même pour l’œuvre, accueillie fraîchement parce que Rossini y propose des nouveautés qui sont reçues comme des fautes. Ainsi l’insertion d’un chœur dans l’ouverture, qui sera repris comme introduction de l’acte I, une orchestration qui mobilise toutes les ressources de l’orchestre et fera tordre le nez aux partisans de la mélodie pour qui Rossini trahit la musique italienne et écrit de la musique allemande. Ainsi la présence d’une « grande scène » qui voit le rôle-titre enchaîner récitatifs et airs dont les climats et les rythmes épousent le désarroi intérieur, les sentiments contradictoires, l’abattement ou l’exaltation. Ce n’est pas conforme aux habitudes, mais il y aura pire : pas de rondo final pour Ermione, et une fin abrupte sans grandeur.
A gauche Astianatte retenu par Cefisa; sur la plate-forme Ermione invective Pirro (Moisés Marin) © Patrick Pfeiffer
Disons-le sans plus tarder : cette Ermione valait le voyage ! De la direction lumineuse d’Antonino Fogliani, qui éclaire infailliblement toutes les potentialités de la partition, on retient la précision et la puissance. Dès l’ouverture, à la fois majestueuse et péremptoire, cette lecture s’impose sans qu’on songe à la discuter : de la solennité qui annonce le tragique aux bouillonnements des crescendi et des accélérations, anticipations sonores d’une situation tumultueuse, de tous les détails de cette minutieuse composition propre à suggérer les replis des âmes tourmentées, où les reprises sont les ressassements obsessionnels de ceux que la passion obnubile, rien n’est négligé, et on se demande, gorgé par ce faste musical, pourquoi ce chef-d’œuvre n’est pas plus souvent représenté. C’est peut-être le rôle-titre qui pose problème. Construit pour les moyens de la Colbran, il réclame l’extension, l’agilité, l’homogénéité, l’expressivité dramatique et une résistance d’athlète. Ce n’est pas assez dire que Serena Farnocchia a rempli toutes les cases : son Ermione flamboyante nous a littéralement ravi, au sens étymologique, tant son chant était parfaitement maîtrisé et ciselé selon la houle des émotions du personnage, des aigus dardés comme des flèches aux vertigineuses échelles descendantes, du murmure aux vociférations. On est heureux de penser qu’un enregistrement en gardera la trace.
Pilade (Chuan Wang) retient Oreste ( Patrick Kabongo) qui veut se jeter sur le corps d’Ermione (Serena Farnocchia). En arrière Andromaca (Aurora Faggioli) et au fond Pirro (Moisés Marin) © Patrick Pfeiffer
Autour d’elle, une distribution de haut niveau, à commencer par le Pirro vaillant et volontaire de Moisés Marin, qui s’élance intrépidement vers les sommets, puis dans les creux, sans jamais détimbrer ni perdre sa souplesse, tout en assurant scéniquement et vocalement ce personnage capricieux alliant autorité, séduction et brutalité. Son rival, car il fut le premier fiancé d’Ermione, est dévolu à Patrick Kabongo qui donne à Oreste à la fois le relief nécessaire à l’ambassadeur de la Grèce et la faiblesse d’un amoureux avec la justesse stylistique et théâtrale qu’on lui connaît, qui culmine dans l’expression de ses remords. Andromaca, celle par qui le scandale arrive, malgré elle, est incarnée par Aurora Faggioli qui avait été Madama Cortese dans Il viaggio a Reims en 2016. Sa voix profonde ne semble pas toujours naturelle, soit que le trouble de la représentation la fasse perdre provisoirement le contrôle, soit pour une recherche d’effets peu opportune. On ne reprochera pas à l’artiste que le personnage reste un peu en retrait : tout a été fait pour braquer les projecteurs sur Ermione, au sens propre selon les éclairages de Michael Feichtmeier. Hormis l’excellent Chuan Wang, remarqué cette saison à Marseille, qui nourrit les interventions de Pilade, l’ami fidèle d’Oreste, de sa voix bien timbrée et d’une ardeur parfaitement mesurée, les autres éléments de la distribution sont des élèves de l’Académie conduite par Raul Gimenez. Si l’ Attalo de Bartosz Jankowski ne laissera pas d’empreinte profonde, les autres, tant le Fenicio de Jusung Gabriel Park que la Cleone de Mariana Poltorak et la Cefisa de Katarzyna Guran s’acquittent haut la main de leurs emplois. Dans le rôle muet d’Astianatte, l’enfant enjeu du conflit entre Pirro et les autres souverains et l’objet du chantage, Justyna Kozlowska nous semble un peu montée en graine.
Le Chœur et l’Orchestre Philharmoniques de Cracovie nous ont semblé irréprochables, la diffusion en direct à la radio Deutschlandradio Kultur ayant probablement fait monter l’adrénaline. Celle du public a dû atteindre des sommets, car c’est sans se lasser qu’il a acclamé chanteurs, musiciens, chef et metteur en scène. Ce dernier, Jochen Schönleber, a eu le bon goût d’éviter d’actualiser outre-mesure. Si des images d’incendies et de destruction sont projetées au début sur les faces de ces cubes qui délimitent l’espaces central et si des points y apparaissent, en faisant les dés géants du destin, la ronde morne des prisonnières troyennes ne sera perturbée par aucun viol et les caresses que Pirro tente sur Andromaca restent des velléités non intrusives. Sans doute modifie-t-il la scène finale en faisant apparaître Pirro ensanglanté qui titube et s’effondre auprès du cadavre d’Ermione et de celui d’Andromaca, mais le fait qu’il n’ait pas pu résister à composer ce tableau en guise d’ultime image ne nuit pas à l’opéra. Il anticipe simplement sur les drames romantiques.