On ne joue plus guère Ernani aujourd’hui. Ce fut pourtant l’un des succès les plus durables de Giuseppe Verdi, avant qu’Il Trovatore ne vienne le détroner dans le cœur du public. Ernani fut également le premier opéra enregistré en intégrale en 1903 (40 faces de 78 tours : il fallait de la force dans le poignet pour remonter le ressort jusqu’à la scène finale). Comme Il Trovatore, l’ouvrage est encore à moitié belcantiste (et à moitié… verdien !) réclamant des voix d’exception rompues aux techniques les plus exigeantes du belcanto, mais capable également de cette urgence dramatique typiquement verdienne. Chez le jeune Verdi, on retrouve encore les structures traditionnelles (airs, cabalettes avec reprises, cantilènes, cavatines…) mais le chant est aussi plus dramatique. Le rôle-titre fut créé par Carlo Guasco à la Fenice, dans des conditions difficiles car le ténor ne trouvait pas la musique adaptée à sa voix. Il y eut néanmoins beaucoup de succès et, lors de la création scaligère, un critique nota que Guasco avait chanté avec grâce, douceur et émotion. A l’occasion d’une reprise à Parme, et sur la suggestion de Rossini, Verdi remplaça le finale de l’acte II par une grande scène pour le ténor Nicola Ivanoff (créateur du Stabat Mater du compositeur pésarais), particulièrement haut perchée, et avec si naturels à profusion. C’est pour ce même chanteur que Verdi écrivit un air alternatif pour Attila, Donizetti pour Lucrezia Borgia ainsi que des variations pour Nemorino dans L’Elisir d’amore (version enregistrée par Roberto Alagna et chantée à l’Opéra de Paris par Charles Castronovo, ce qui est proprement miraculeux). A l’époque moderne, Ernani fut défendu par des voix plus dramatiques, comme celle de Mario Del Monaco ou Plácido Domingo : pas vraiment des exemples de « grâce, douceur et émotion »). On peut légitimement se demander ce que Verdi en aurait pensé, toutes excitantes que soient ces interprétations (initialement, le rôle d’Ernani devait même être chanté par un contralto, dans une pure tradition belcantiste : Marilyn Horne en a d’ailleurs enregistré le trio aux côtés de Pavarotti et Sutherland). Les voix de Carlo Bergonzi ou de Luciano Pavarotti, autres grands interprètes du rôle, sont probablement plus proches des intentions du compositeur. Le Tenorissimo fut d’ailleurs le seul des quatre chanteurs cités à interpréter la page écrite pour Ivanoff, qui plus est sur scène, au Metropolitan Opera, version que nous offre ce soir le São Carlos de Lisbonne.
On ne sait que louer chez Gregory Kunde qui, à 67 ans, n’en finit pas de nous émerveiller par la jeunesse de sa voix et la perfection de sa science belcantiste. Le legato et le phrasé sont magnifiques. Les aigus dardés du ténor américain franchissent aisément la masse orchestrale et son squillo électrise la salle dès son premier air. La maturité de son interprétation dramatique est également frappante, impeccablement assise sur la technique vocale (variation des couleurs, maîtrise du souffle), sans compromis entre le théâtre et le chant. Face à une telle incarnation, on a du mal à imaginer qu’il s’agisse ici d’une prise de rôle, tant le niveau d’interprétation se situe déjà dans les sommets. La scène d’Ivanoff est indiscutablement le grand moment de la soirée. On espère qu’elle soit reprise lors de ses prochaines apparitions dans le rôle la saison prochaine, en version scénique cette fois (Piacenza, Ferrara et Reggio-Emilia). Simone Piazzola manque du mordant des grands barytons verdiens mais offre un beau legato dans les passages les plus belcantistes. Sa musicalité compense un certain manque d’extraversion vocale. Fabrizio Beggi est une vraie découverte. La voix est belle, puissante, le grave sonore, bien rond et l’aigu sans faiblesse. Le chant est particulièrement expressif et l’interprétation est superlative : un Silva qui glace le sang et un chanteur dont on suivra la carrière avec attention (le public lui offre d’ailleurs une ovation à la mesure de sa performance). Elvira fait partie de ces rôles verdiens « inchantables », comme l’Odabella d’Attila ou l’Abigaille de Nabucco. Avec ses moyens actuels, Hui He ne peut guère que tenter de sauver les meubles dans l’air d’entrée : chant en force, vocalises savonnées, trous dans la ligne de chant et des aigus souvent trop bas. Après cette épreuve (partagée par le public), la partition devient plus clémente et le soprano tire son épingle du jeu par son engagement et son volume vocal impressionnant. Les comprimari sont assurés par d’excellents chanteurs locaux. En Giovanna, Rita Marques offre un beau timbre de velours et une belle musicalité, et probablement un premier plan en devenir. Le ténor Sérgio Martins est un Don Riccardo sonore et le Jago de João Oliveira témoigne d’une belle musicalité. Disséminés dans des tribunes en fond de scène, les chœurs sont un peu trop discrets. Est-ce l’effet des masques et de films en polyéthylène placés devant eux ? Cela n’explique pas en tout cas des départs souvent imprécis. L’Orchestra Sinfónica Portuguesa est d’excellente tenue, d’une belle couleur. La baguette d’Antonio Pirolli est vive et martiale, mais le sait aussi céder aux abandons quand il faut. Le chef est également attentif aux chanteurs, jamais couverts malgré les déchaînements de l’orchestre, sans compromis dramatique et maintenant la tension tout au long de l’ouvrage. On regrettera la coupure des reprises dans les cabalettes (digne des années 60), bien dommage avec un tel plateau, tout en se félicitant du choix de cette rare version. Donné dans une douzaine de productions au XIXe siècle, l’ouvrage avait peu à peu disparu du répertoire du São Carlos, avec une dernière série de réprésentations en 1970 : cette résurrection n’en est que plus remarquable.