La saison lyrique touche à sa fin dans les théâtres de Provence, avant de laisser la place aux festivals, et pourtant l’opéra de Marseille s’est gardé le plat de résistance en guise de dessert. Petits plats dans les grands obligent, c’est à une distribution alléchante que l’institution municipale a fait appel. Un quatuor vocal préparé de longue date puisque Hui He nous parlait déjà de sa prise de rôle dans l’interview qu’elle nous accordait en 2016. Un quatuor luxueux : Alexander Vinogradov brillait déjà à Monaco en 2014 aux côtés du Carlo déjà souverain de Ludovic Tézier. Quant à Francesco Meli, il défendait Ernani encore tout récemment sur les planches du Metropolitan Opera aux côtés de Placido Domingo et James Levine.
Sur le papier, l’Opéra de Marseille rivalise donc avec les plus grands, ce que va venir confirmer la représentation. Certes, un mouvement de grève d’une partie du personnel* prive la représentation de ses éclairages maintenus en pleins feux sur la scène et de ses accessoires : point de poison, peu d’épées ce qui nuit un tant soit peu à la vraisemblance des scènes. D’autant que la mise en scène de Jean-Louis Grinda, largement commentée à Monte-Carlo et à Liège, s’attache avant tout à dépeindre la fresque romantique dans les couleurs d’Uccello en la magnifiant de cet élégant mais gratuit miroir renversé en fond de scène. Certes, la direction musicale de Lawrence Foster calme le jeu par un choix de tempo bien trop alangui par moment et manque ça et là de précision dans ses indications. Cela va entraîner quelques ponctuels décalages comme lors de la reprise du trio que le chef accélère sans que tous ses pupitres ni ses chanteurs ne le suivent à la même battue.
© Christian Dresse
L’engagement de tous les interprètes lève ces quelques réserves et fait souffler l’héroïsme et le feu verdien toute la représentation. Les chœurs de l’Opéra de Marseille s’avèrent aussi enthousiastes que bien préparés, notamment le pupitre des ténors, aux timbres clairs et unis. Christophe Berry (Don Riccardo), Antoine Garcin (Yago) et Anne-Marguerite Werster s’investissent dans leurs courtes interventions avec une intensité d’autant redoublée. Vaillante, Hui He se jette dans l’arène ibérique avec un tempérament de feu et une maîtrise technique des difficultés bel-cantistes du rôle, qui, si elle n’est pas parfaite, n’en est pas moins satisfaisante. Pizzicato en place, trilles occasionnels contrebalancent quelques savonnages dans son redoutable premier air et certains aigus un peu bas. Voici en tout cas une Elivra vindicative, sortie du cadre inactif où le livret pourrait la laisser végéter et qui vient le disputer à un trio masculin proche de l’idéal. Annoncé souffrant au retour de l’entracte, Alexander Vinogradov revient en scène dépouillé des kilos de postiches dont on l’affuble sur toutes les scènes pour vieillir ses traits. On comprend qu’il ait pu défaillir jusqu’à un bref accident à l’aigu en première partie, tant l’Opéra de Marseille ressemble en ce dimanche après-midi au chaudron du même nom. Outre ce détail, la voix se déploie toujours aussi aisément dans des couleurs de nuit épaisse. La ligne châtiée installe le personnage dans une noblesse blessée immédiatement. Ludovic Tézier trouve dans Carlo peut-être son plus beau rôle verdien. La présence scénique un rien rigide, l’autorité du métal et la puissance vocale confèrent toutes les qualités requises au Roi, bien vite moins amoureux qu’ivre du pouvoir. Cette hubris du personnage passe tout entier dans ce chant torrentiel qui sera accueilli par des flots équivalents de bravi aux saluts. Enfin Francesco Meli retrouve un rôle qu’il affectionne et où l’on lui connaît peu de rival. Le phrasé léché du ténor génois, ses demi-teintes font merveille dès son premier air et dépeignent un personnage romantique. Seules certaines facettes héroïques d’Ernani manquent à ce portrait. Pourtant Francesco Meli assume la tessiture du rôle avec l’intégrité de ses moyens et ne rechigne pas à puiser dans les ressources d’un médium bien étoffé.
Pari réussi donc pour l’Opéra de Marseille qui offre à l’hexagone un autre sommet vocal verdien dans la saison après la barre haut placée par Paris avec Don Carlos.
* personnels techniques fonctionnaires de la Mairie de Marseille en grève suite à la suppression sans négociation d’une prime pour horaires décalés et travail les weekends de quelques centaines d’euros mensuels et décision unilatérale d’abaisser le forfait des heures supplémentaires. D’autres services municipaux sont aussi touchés, le tout dans un contexte d’audit généralisé sur toute la commune.