Nous attendions probablement trop de cet Ernani toulousain. Force est d’avouer que le ravissement espéré est resté en panne. Affaire de circonstances ? Il a fallu remplacer le chef chevronné qui était annoncé. Il avait prévu des coupures. Son successeur ne les a que partiellement rétablies. C’est ainsi que certaines reprises des airs des protagonistes font défaut. Ce qu’on gagne en rapidité, on le perd en efficacité dramatique. En effet les reprises, loin d’être de faire du surplace, concrétisent le développement foisonnant des passions, leur emprise croissante sur l’être qui en est le théâtre et qu’elles sont en train de posséder. Comme cette domination s’exprime par une exaltation dont la voix est simultanément l’écho et le vecteur, l’œuvre est ainsi sertie de paliers dont l’enchaînement crée l’illusion d’une tension inexorable, et cette progression fascine, absorbe, engloutit. Privé de ces redites qui sont la matérialisation enivrante des obsessions des personnages nous nous sommes senti comme un invité à un festin où les mets les plus délicieux sont à peine montrés que déjà emportés.
Un autre facteur a contribué à notre sentiment d’attente déçue, c’est la proposition de l’équipe conduite par Brigitte Jaques-Wajeman à la mise en scène. Etait-il indispensable de transposer une époque historique lointaine en la rapprochant de la nôtre ? Quand le roi d’Espagne a une dégaine de loubard, quand sa suite évoque les hommes du G.I.G.N., les personnages perdent l’aura que leur confèrent leur statut hiérarchique et un éloignement temporel qui les a rendus mythiques. Or, comme dans les tragédies classiques que Victor Hugo voulait pourfendre, c’est la position sociale des personnages de son drame, que Piave n’a pas modifiée, qui les rend exceptionnels et focalise l’intérêt sur leurs passions. Les présenter dans un environnement « moderne » les fait choir dans un pseudo-réalisme auquel l’œuvre ne gagne rien et qui risque à tout moment d’entrer en conflit avec le texte.
A cet égard les costumes d’Emmanuel Peduzzi, y compris les uniformes dont il habille les suivants et les suivantes, concentrent l’erreur de conception. Ces tenues montrent peut-être que Silva est un tyran qui mène son monde à la baguette, mais est-ce l’essentiel ? Quant à la réunion des conjurés, leurs vêtements stéréotypés frôlent pour nous le ridicule et fragilisent, paradoxalement, leur proclamation d’unité. Discutable aussi l’option pour le décor, en particulier pour l’acte III, où la crypte de la sépulture de Charlemagne devient une sorte de hangar où des cantines éparses portant un numéro pourraient être aussi bien des cercueils que des caisses d’armes. Quant au coup de théâtre de l’apparition du roi Carlo devenu l’empereur Carlo Quinto dans son manteau d’apparat, on aimerait savoir ce qu’un spectateur découvrant l’œuvre a pu y comprendre. Les éclairages de Jean Kalman sont néanmoins d’une efficacité certaine et contribuent à la réussite esthétique du spectacle, dès la scène d’ouverture, que la mise en scène rate. Verdi et Piave l’ont imaginée ainsi : au bivouac des hors-la-loi, les uns boivent, d’autres jouent, tous avec un entrain probablement forcé, tandis que le jour tombe. En choisissant de les montrer endormis pendant le prélude – pourquoi ne pourrait-on l’entendre rideau fermé, pour s’imprégner de ce qu’il transmet ? – Brigitte Jaques-Wajeman se condamne à les faire se réveiller pour se mettre aussitôt à chanter à tue-tête et à boire, et la discrète amertume de leurs couplets se perd dans une agitation aussi soudaine que factice. Cette maladresse à régler les mouvements de foule de façon satisfaisante amènera d’ailleurs à se demander en quoi consistait le rôle de Sophie Mayer qui en avait la charge.
Vitaliy Bilyy (Charles Quint) © Patrice Nin
Restent néanmoins des bonheurs incontestables, à commencer par celui de réentendre une œuvre trop rare qui donne l’impression à l’auditeur d’avoir été introduit dans le laboratoire où Verdi met au point ses recettes et élabore des formules qu’il continuera d’exploiter, de moduler, de raffiner. C’est une impression des plus troublantes que d’entendre déjà, avant même le compositeur, les recherches musicales qui constitueront son langage futur et les composantes de sa personnalité de créateur. Le jeune chef américain Evan Rogister se révèle à la hauteur du défi qu’il a relevé, même si parfois son désir de transmettre toute l’énergie qu’il ressent dans la partition l’amène à des accélérations dangereuses. Mais l’impression globale est qu’il a perçu parfaitement le rôle que Verdi a conçu pour l’orchestre, protagoniste à part entière dont les couleurs, la dynamique et les manifestations, en soutien aux chanteurs, en voix associée ou en effusion sonore, sont d’une pertinence et d’une cohérence ici clairement respectées. Il obtient une réponse en tout point adéquate de la part des instrumentistes, probablement ravis de se réapproprier une œuvre disparue de l’affiche à Toulouse depuis soixante-dix ans. Belle prestation aussi des chœurs qui savent opportunément moduler leur énergie coutumière.
Autour du quatuor central, les seconds rôles n’appellent pas de remarque particulière, aucun n’ayant l’opportunité de briller suffisamment. Tamara Wilson incarne Elvira avec une conviction communicative. Depuis sa Leonora in loco la chanteuse n’a pas cessé d’approfondir son art d’interprète et elle fait passer dans sa voix, dans ses mimiques et jusque dans les silences où sa respiration se fait expressive tous les sentiments que le personnage est censé éprouver. L’étendue est celle requise, la souplesse est là, l’agilité est bonne sinon impeccable, le medium et le grave sont charnus et les aigus fermes, le public acclame à juste titre la performance et l’incarnation. Le baryton Vitaliy Bilyy est-il fatigué ? Il nous semble percevoir un rien d’effort, dès l’entrée, et une fugace instabilité dans l’émission au troisième acte. On connaît la portée de la voix depuis son Conte de Luna, on la retrouve avec une diction de l’italien améliorée même si çà et là le slavophone affleure. C’est le personnage qui nous convainc moins, peut-être parce que notre conception lui prête davantage d’allure, tant physique que vocale. Peut-être ces impressions naissent-elles du voisinage de Michele Pertusi ? C’est une leçon de style que la basse chantante dispense sans peut-être y songer. Chaque accent est gorgé de sens mais l’emphase est tenue en respect. Le chant donne alors une paradoxale impression de liberté, probablement le fruit d’une formation de belcantiste. Maître de ses moyens le chanteur peut alors camper ce personnage torturé de vieillard amoureux inflexible dans ses résolutions dont l’autorité est combattue et dont la crispation hautaine est dépourvue de magnanimité sans se départir de son élégance. Elégance qui fait un peu défaut, pour nous, au héros éponyme. Peut-être carence de l’interprète, mais à coup sûr carence de la mise en scène et des costumes qui en font un quidam quelconque. Sans doute ce choix est-il réaliste pour un hors-la-loi cherchant à passer inaperçu mais il nous semble absurde pour un personnage de théâtre qui brûle de passion et dont la supériorité morale fonde l’héroïsme. Dans ces conditions, Alfred Kim fait de son mieux pour incarner le rebelle amoureux. La prestance qui pour nous lui manque n’est qu’en partie supplée par sa vaillance vocale. Le personnage n’est pas seulement un fort ténor : il doit avoir une élégance qui le met au-dessus de Silva et du roi, et correspond à celle qui rend Elvira réfractaire aux avances du roi. La sûreté du registre aigu de l’interprète n’a pas suffi à nous combler. Mais, très probablement, un autre contexte l’aurait valorisé davantage et on souhaite qu’il lui soit donné de le trouver. En tout cas il remporte un énorme succès, comme les autres solistes. On pourrait parler de triomphe pour le spectacle si quelques voix discordantes ne venaient huer l’équipe conduite par Brigitte Jaques-Wajeman. Au lecteur qui hésiterait, on conseillera cependant de courir au Capitole pour une des cinq représentations restantes, il pourra toujours fermer les yeux. On aura compris notre dépit amoureux !