Arnold SCHOENBERG (1874-1951)
ERWARTUNG
Monodrame en un acte, op.17
Livret de Marie Pappenheim
La Femme : Brigitte Pinter
PIERROT LUNAIRE
Pour récitant et cinq instrumentistes, op.21
Trois fois sept poèmes d’Albert Giraud
Traduits en allemand par Otto Erich Hartleben
Récitante : Anja Silja
Francis POULENC (1899-1963)
LA VOIX HUMAINE
Tragédie lyrique en un acte
Texte de Jean Cocteau
Elle : Stéphanie d’Oustrac
Nouvelle production
Mise en scène, chorégraphie et costumes, Christian Rizzo
Scénographie, Frédéric Casanova
Scénographie lumières, Caty Olive
Danseurs de « Extensions » et de l’association Fragile
Solistes de l’orchestre National du Capitole
Orchestre National du Capitole
Direction musicale, Alain Altinoglu
Toulouse, le 19 mars 2010
Erreurs de perspective
Erwartung, Pierrot lunaire, La voix humaine : réunir ces trois monologues ne va pas de soi ; si deux d’entre eux ont pour figure centrale une femme abandonnée, le troisième est fort différent. Fallait-il les réunir dans ces conditions ? Au-delà du plaisir de réentendre sur le vif des œuvres assez peu proposées, pour les deux premières, en version scénique, il faut bien s’interroger sur la perception que le spectacle nous en donne.
Christian Rizzo, le maître d’œuvre de l’aspect théâtral et visuel, débute dans la mise en scène d’opéra. Il s’explique assez longuement dans le programme : sa conception repose sur le mouvement et l’espace. Quoi de plus logique, en effet, pour Erwartung, où le désarroi égare une femme loin des chemins balisés dans une forêt enténébrée ? Et dans La voix humaine, celle qui va et vient sans répit inscrit dans l’espace l’agitation qu’exprime son chant. Mais en scénographe habitué au travail d’une troupe de danseurs Christian Rizzo semble oublier que le soliste vocal est le centre de ces œuvres, même dans le Pierrot lunaire où l’effectif réduit des musiciens en fait pourtant des partenaires identifiables. Ainsi dans Erwartung quand il imagine de confier l’animation de mobiles blancs et noirs disposés à la verticale qui figurent la forêt en marche ( ?) à des « danseurs » en mouvement quasi perpétuel sur le plateau, il renverse les rôles : ce n’est pas la forêt qui doit se déplacer, mais celle dont la trajectoire fatale va s’abîmer dans la mort. En outre il contraint la soliste à une vigilance, quant aux télescopages éventuels, qui nous semble dans les trois premières scènes l’empêcher de se concentrer sur le drame qu’elle chante, tout en parasitant l’attention du spectateur, pour qui l’essentiel se trouve dans la musique et dans le chant. Quant à La voix humaine, comment résister à l’envie de crier : un seul être vous manque et tout est démeublé ? Sans doute versons-nous à notre tour dans la facilité mais en voyant la même équipe de « danseurs » retirer progressivement les mêmes mobiles (disposés horizontalement pour figurer le lieu où vit désormais l’abandonnée) jusqu’au vide absolu d’un plateau nu, même si l’intention est claire on comprend la réflexion d’un spectateur qui déplorait sur France Musique la présence envahissante de ces déménageurs. Reste le Pierrot lunaire où les irremplaçables mobiles servent d’estrade à la récitante immobile, parti pris dont on se demande s’il tient à l’état de santé de l’interprète, et qui nous prive du côté café concert pour nous plus en accord avec l’esprit de l’œuvre. Mais qu’on se rassure : le mouvement est bien présent grâce aux déplacements d’une bête fantastique, aussi bien coquecigrue qu’enfant des Shadoks ou de la Famille Adams. Bref cette fois encore l’animation ne favorise pas la concentration sur l’essentiel, l’évènement sonore constitué par l’œuvre.
Ajoutons que les costumes, toujours de Christian Rizzo, laissent rêveur. Le smoking si élégant d’Anna Silja n’évoque ni le vertige ni la dérision au cœur du Pierrot lunaire. La robe blanche voulue par Schoenberg pour Erwartung devient noire, et les « danseurs » sont uniformément affublés de blousons à capuche, ce qui amène à redouter que le ministre de l’Intérieur ne voie le spectacle ! Quant à la tenue infligée à Stéphanie d’Oustrac il faut toute sa grâce pour y résister. Pour en finir avec l’aspect visuel, si l’idée de Caty Olive d’un panneau de lampes allumées en direction du spectateur comme autant de lunes est séduisante, le résultat est plutôt gênant.
Le souci de faire moderne, particulièrement perceptible dans La voix humaine, révèle ici ses limites. Outre les incongruités – comment l’héroïne pourrait-elle évoquer un suicide par étranglement, avec un téléphone sans fil ? – il se heurte à une donnée de fait : l’écriture musicale a vieilli. Il paraît qu’ Alain Altinoglu trouve l’interprétation de Denise Duval datée ; il a raison, mais cela ne tient pas seulement à une certaine façon de chanter jugée aujourd’hui surannée. En dépit de l’intention de Stéphanie d’Oustrac d’alléger et de rafraîchir ce que la créatrice devenue modèle avait pu figer dans le goût d’une époque, elle ne peut s’en éloigner longtemps car l’écriture de Poulenc l’y ramène. Ainsi de ces rapprochements c’est le côté historique de ces œuvres qui ressort, avec leur rôle dans notre sensibilité et aussi ce qui nous en sépare.
C’est pourquoi nous ne pouvons y adhérer pleinement que si le spectacle nous y entraîne, or on l’a compris, ce n’est pas le cas. C’est d’autant plus regrettable que chanteuses et musiciens s’en tirent avec les honneurs. Brigitte Pinter tarde, nous l’avons dit, à restituer la charge émotive pourtant élevée dès le début de son monologue, peut-être à cause de son déplacement au milieu des trajectoires des danseurs machinistes. Mais si l’intensité émotive semble en léger retrait, ni l’extension vocale, ni la netteté et la sûreté avec lesquelles sont assumés les grands écarts ne laissent à désirer. De sa grande aînée Anja Silja, apparue au Capitole en 1964, on peut dire sans goujaterie qu’elle a de bien beaux restes. Lorsqu’elle se lève pour saluer à la fin du Pierrot lunaire, on se rend compte avec plaisir de sa bonne forme physique : et en effet la voix a encore une fermeté inespérée, d’assez beaux aigus et pas de vibrato. Sera-t-il permis d’émettre une réserve ? A la place du parlé-chanté attendu nous avons eu surtout du chanté. Stéphanie d’Oustrac enfin confirme une fois encore l’étendue de son talent d’interprète ; crédible scéniquement et vocalement épanouie elle dose avec justesse l’émotion, conservant au mélodrame l’élégance nécessaire.
Relégué sur une estrade en fond de scène sous les cintres l’orchestre du Capitole trouve en Alain Altinoglu un chef qui allie rigueur et souplesse et dose l’intensité sonore avec une précision fascinante, que ce soit dans les éclats de la partition ou dans le soutien aux solistes. Les qualités des instrumentistes sont mises en valeur dans le Pierrot lunaire, où Malcolm Steward (violon), Bruno Dubarry (alto) Sarah Iancu (violoncelle) Sandrine Tilly (flûte et piccolo) et Jean-Claude Decamps (clarinette et clarinette basse) jouent de concert ou rivalisent de brio, de verve, de talent. Le niveau musical ne rend que plus vive l’insatisfaction théâtrale !
Maurice Salles