Dans un texte d’introduction simple et pertinent, Laurent Pelly souligne que tous les protagonistes de l’opéra de Tchaïkovski sont mus par la frustration : Onéguine, qui méprise avant de désirer sans espoir, Tatiana, qui suit un chemin inverse mais tout aussi insatisfaisant, Lensky, qui aime Olga beaucoup plus que celle-ci, une Olga qui étouffe sous l’amour débordant de son poète. Même Larina, la bonne, ne peut conter qu’une vie de ressentiment, et sa phrase du premier acte est éloquente : « L’habitude, ce don de Dieu, nous tient souvent lieu de bonheur. » Fort de ce constat, Laurent Pelly opte pour une mise en scène d’une sobriété radicale. Les accessoires et les décors, si souvent abondants dans ses productions comiques, sont réduits à leur plus simple expression. Le jeu d’acteur est mesuré, en écho avec une partition qui lache rarement la bride aux voix comme à l’orchestre. Les éclairages et les ombres jouent un rôle essentiel, et seuls les costumes, somptueux dans leur évocation d’un 19e siècle stylisé, renouent avec l’esthétique baroque familière aux admirateurs de Laurent Pelly. Le résultat est d’une beauté à couper le souffle, qui offre en plus l’avantage de laisser libre cours à l’émotion. Dans une œuvre où le lyrisme est aussi discret qu’intense, c’est inestimable, et plus d’un spectateur a eu la gorge nouée lors de la scène de la lettre, du solo de Lensky, du duel ou encore du duo final, qui emporte tout sur son passage et a soulevé l’enthousiasme du public.
Pour ses débuts dans l’œuvre, Alain Altinoglu modère la passion qu’il faisait si bien déborder dans le Chevalier à la Rose ou Parsifal. C’est que Tchaïkovski avait les conventions de l’opéra de son temps en horreur. « Que me font les amours d’une princesse égyptienne ou d’un Infant d’Espagne ? Rien, absolument rien ! » assénait-il dans sa correspondance. C’est dire si son œuvre lyrique réclame une lecture à taille humaine, la moins éloignée possible de la conversation. Le chef adopte dès lors une lecture chambriste a souhait, isolant les timbres d’un orchestre symphonique de La Monnaie qu’on sent ravi d’expérimenter de nouvelles voies, gardant ses chanteurs dans un volume sonore modéré, les chérissant comme dans un écrin, avant de lacher les fauves au 3e acte, après une longue attente, dans ce qui devient une catharsis à la force irrésistibe.
© Karl Forster
Avant de détailler les performances personnelles, on soulignera donc que le casting réuni par La Monnaie est une équipe, soudée autour de la conviction portée par le chef et le metteur en scène que Eugène Onéguine est un opéra différent des autres, qui doit sonner avec plus de naturel et de sincérité, et un art consommé de l’ellipse, comme l’indique le titre de « scènes lyriques », que Tchaïkovski insista beaucoup pour voir remplacer le terme « opéra » sur la version originale de la partition. Le spectaculaire vocal est donc banni, et c’est tant mieux. Il est vrai que les parties de Larina ou de Filipievna n’aurait guère de brio à offrir à des interprètes qui voudraient en donner une lecture superficielle. Cela ne signifie pas que ces parties soient faciles, et leur oscillation entre chanson populaire et récitation sur une métrique irrégulière demande des musiciennes de premier ordre, ce que sont incontestablement Bernadetta Grabias et Cristina Melis. Le bronze, voie l’airain déployés par Nicolas Courjal dans l’air du Prince Gremine font regretter que le rôle soit si court, et cantonné au troisième acte. Le maintien en scène est celui d’un grand artiste, et on est impatient de l’entendre dans d’autres rôles de basse russe. Le Triquet de Christophe Mortagne joue intelligemment à la limite de la justesse, et son accent francais lorsqu’il chante en russe est impayable. Le Lensky de Bogdan Volkov, commence si doucement qu’on s’inquiète pour le volume de sa voix, qui semble sacrifié au profit d’une ligne vocale ultra-soignée. Ce n’était cependant qu’une parenthèse, probablement voulue par le chef et le metteur en scene pour un acte I qui doit rester intime et imprégné de cette atmosphère d’ennui rural si finement rendue par Pouchkine. Dès la scène du Bal, la voix prend de l’ampleur, le caractère dramatique s’affirme, et le fameux « Kuda, kuda » crucifie d’émotion.
© Karl Forster
La Tatiana de Sally Matthews suit la même trajectoire. La voix reste toujours aussi fascinante, à la fois moirée, tendue et puissante, elle reste sur son quant-a-soi dans une scène de la lettre qui laisse un goût de trop peu. Mais n’est-ce pas la frustration qui est au cœur de cet opéra ? L’acte III la voit en pleine possession de ses moyens, et la splendeur de son chant suffirait à rendre Onéguine amoureux. Un Onéguine qui est un premier pas pour Stéphane Degout dans le répertoire russe, et qui convainc d’emblée. Que ce soit par la diction, la profondeur de l’incarnation, l’aisance scénique, la capacite d’émouvoir, le baryton emporte tous les suffrages, et la scène de La Monnaie semble porter chance à un artiste dont rien n’entrave une carrière désormais au zénith. Seule vraie déception de la soiree, la Olga de de la Norvégienne Lilly Jørstad se débat avec une tessiture qui lui convient mal, et ses graves inaudibles déçoivent. Le Chœur de La Monnaie chante aussi bien qu’il danse, et assume crânement les rares clins d’œil comiques qui trahissent les premières amours lyriques de Laurent Pelly.