Metz, Avignon, Genève, Nantes, Rennes, Tours, Toulon, Saint-Etienne, autant d’étapes qui ont permis depuis plus de vingt ans à des milliers de spectateurs de découvrir Eugène Onéguine dans la mise en scène d’Alain Garichot. Sa création a beau remonter à 1997, son succès se renouvelle à chaque reprise. Il n’y a pas là de secret : quand l’intelligence du texte et de la musique sont à l’œuvre dans une approche où l’interprète respecte avec modestie et sensibilité les intentions des créateurs, le public échappe aux dérives d’egos boursouflés. A Marseille, on la retrouve inaltérée, et elle est reçue avec la même gratitude que partout où elle passe. D’autres rédacteurs de Forumopera ont déjà décrit en détail l’installation scénique minimaliste, où rien ne vient détourner du drame et qui permet d’enchaîner les tableaux, aussi nous n’y reviendrons pas, pas plus que nous ne décrirons les costumes, conçus pour être fidèles aus intentions du compositeur-librettiste.
On pourrait certes souhaiter plus parfois de couleurs, plus de lumière : l’action des deux premiers actes se déroule à l’époque des moissons, et à l’heure fixée pour la rencontre sur le pré le jour est déjà levé. Mais le parti-pris d’obscurité s’accorde au manque de lucidité des deux hommes qui les empêche de faire la paix, comme l’atmosphère peu lumineuse du palais Grémine peut refléter l’incapacité d’Onéguine à voir clair en lui, jusqu’à ce que l’apparition de Tatiana agisse comme un révélateur. Oui, certains détails, on les aimerait différents, le duo initial, par exemple. Mais quand on pense à la complexité avec laquelle il évolue en quatuor on s’apaise : ce n’est qu’un détail et l’essentiel, c’est-à-dire l’esprit de la scène, est immédiatement perceptible. Dès le prélude Robert Tuohy installe le drame, en faisant chanter la musique avec détermination, précision, netteté. Sa direction détaille la partition en alliant la sensibilité à la fermeté, et il reçoit une très belle réponse de l’orchestre, qui ne se démentira à aucun moment. Le choeur maison n’est pas en reste et mérite des louanges pour la versatilité avec laquelle il rend compte des climats différents.
Marie-Adeline Henry, Cécile Galois, Doris Lamprecht, Emanuela Pascu © Christian Dresse
Dans la distribution, la génération de Madame Larina et Filipievna est représentée par Doris Lamprecht et Cécile Galois. Elles tirent leur épingle du jeu avec la retenue scénique qui caractérise la production, et les quelques éclats qui pourraient faire supposer une voix rebelle sont trop rares pour entacher leur prestation. Parfaite maîtrise en revanche pour le Monsieur Triquet d’Eric Huchet qui phrase et diminue à ravir, et sans faute pour les Sevag Tachdjian et Jean-Marie Delpas dans leurs brèves apparitions. Première révélation, Emanuela Pascu, dont le timbre a des profondeurs de contralto, ce qui donne à son Olga une densité inattendue, heureusement couplée avec un délié jeu de scène. Tatiana est Marie-Adeline Henry, d’abord à peine une silhouette des plus gracieuses, avant l’air de la lettre qu’elle interprète avec une ardeur bien contrôlée. L’artiste, dont on relève parfois des problèmes d’émission dans le suraigu, déclarait il y a quelques années être en train de les résoudre. Ce soir, ce n’est pas indiscutable. C’est dommage car ces scories pénalisent une composition globalement séduisante.
Aucun souci de cet ordre pour Thomas Bettinger, comédien convaincant et chanteur plein de ressources qui rend sympathique et émouvant le jeune étudiant. On croit à son irritation croissante et son mélodieux adieu à la vie est d’une sobriété qui en renforce l’impact. Même intensité expressive pour Nicolas Courjal qui une fois surmonté le vibrato initial laisse sa voix s’épanouir et descendre comme naturellement dans les abîmes prévus. C’est superbe. Dans le rôle-titre, la voix de Régis Mengus n’impose pas directement le personnage, faute d’un timbre ou d’une projection qui percutent ; mais justement Onéguine est un homme qui s’ennuie, et attendre de lui l’énergie d’un stentor serait absurde. Si bien qu’entre l’élégance du maintien et la sobriété vocale cette composition est d’une grande finesse.
Peu démonstratif pendant le spectacle le public s’est défoulé aux saluts, tous les interprètes mais en particulier Alain Garichot et son équipe se voyant accueillir par des vagues de bravos. A Marseille comme ailleurs on a apprécié la conjonction de l’humilité et du talent !