Son retrait soudain de Manon Lescaut aux côtés de Jonas Kaufmann en novembre dernier avait causé une telle déception qu’Anna Netrebko avait promis de revenir rapidement à Munich dans un autre opéra. Eugène Oneguine était-il le meilleur choix ? C’est la question que l’on se pose au début de la représentation en entendant cette voix désormais rompue au répertoire verdien se mesurer à un rôle qui n’exige pas tant d’opulence mais voudrait plus de fraîcheur. Peu à peu cependant, le tempérament dramatique aide à prendre possession d’un personnage que la soprano connaît bien pour l’avoir interprété plusieurs fois et dont, surtout, elle maitrise la langue et l’esprit, cette âme russe exaltée et souvent excessive dans sa quête d’absolu. Tant et si bien que l’on finit par croire à cette Tatiana dont la maturité épanouie du chant serait sensualité inassouvie puis dignité résignée lors d’un duo final qui, pour le coup, lui correspond davantage. Élevée au rang de princesse, Anna Netrebko peut sans réserve prodiguer des sons généreux et capiteux, d’une rondeur enveloppante et, pour certains d’entre eux, d’une longueur enivrante. Les applaudissements nourris et prolongés à la fin de la scène de la lettre se transforment au moment des saluts en un succès d’autant plus attendu que toutes les conditions ont été réunies pour qu’il le soit. A commencer par le choix de partenaires slaves donc également familiers de la langue et de l’esprit de la partition : Mariusz Kwiecien dont on dirait que le costume d’Oneguine a été taillé à l’exacte mesure de son baryton chaleureux et Pavol Breslik qui, après Edgardo dans Lucia di Lammermoor la veille, prête comme si de rien n’était sa sincérité et sa distinction fragile au rôle de Lenski. Tous les deux sont remarquables de chant, d’intentions, d’engagement, d’allure et de présence, formant un couple d’amis crédibles et surtout d’amants vraisemblables. La production l’exige.
© Wilfried Hösl
La facilité avec laquelle Anna Netrebko se conforme à la vision subversive de Krzysztof Warlikowski, en vigueur au Bayerische Staatsoper depuis 2007, contredit l’hypothèse selon laquelle l’annulation de Manon Lescaut aurait été motivée par une mise en scène jugée trop décalée. Les provocations de Hans Neuenfels sont sucres d’orge comparées aux transformations imposées à l’opéra de Tchaïkovski. Banale transposition psychédélique de l’intrigue dans les années 1960 avec ses couleurs acides, son écran de TV retransmettant les premiers pas sur la lune, sa lettre enregistrée au dictaphone, la pièce bascule en deuxième partie dans l’exploration psychanalytique des tendances homosexuelles non assumées d’Eugène Onéguine. A ces pulsions empruntées au compositeur lui-même, motif pour certains historiens d’un suicide qui lui aurait été imposé, une seule échappatoire : l’amour de Tatiana. Ainsi s’explique le revirement des sentiments lors du bal chez Gremine situé, comme la scène du duel, dans une chambre au lit défait, où la polonaise est dansée par des cowboys torses-nus, représentation symbolique de fantasmes refoulés que la salle accueille par une bordée de huées.
Ce soubresaut de scandale, un chœur et un orchestre parmi les meilleurs qui soient, la présence de seconds rôles intelligemment caractérisés – Günther Groissböck, Gremine noble et protecteur ; tendre Olga d’Alisa Kolosova ; Heike Grötzinger et Elena Zilio, Larina et Filipjewna, bienveillantes et cabossées avec leurs nécessaires écarts de registre ; le Triquet étriqué d’Ulrich Reß – auraient pu faire de ce succès un triomphe si la direction de Léo Hussain faisait montre de moins d’application et de plus de cœur. Opéra sentimental, Eugène Oneguine nécessite autant, sinon plus, d’effusions lyriques que de grandes voix.