Ce que diva veut… Pour Anna Netrebko, l’Opéra national de Paris ressort des cartons Eugène Onéguine dans la mise en scène de Willy Decker créée in loco en 1996. Il y a pire production. Avec son décor vallonné et stylisé – jaune comme les blés de la campagne russe en première partie, gris brossé de blanc après l’entracte tels la steppe enneigée puis les lambris d’un palais saint-pétersbourgeois – la proposition scénique n’est pas qu’esthétique ; elle suit à la lettre un livret que le metteur en scène envisage précisément sous cet angle littéral. Les lettres que s’écrivent les trois protagonistes « au moment où la pression devient trop forte » sont le pivot d’une approche jugée il y a sept ans « dévote » par notre consœur Laetitia Stagnara. A l’époque, le mouvement lui avait semblé peu recherché. Nous serons plus indulgent. Effet de la reprise – la 33e depuis la création – ou d’interprètes acteurs autant que chanteurs, le récit se déroule sans à-coups, rehaussé d’images et de perspectives signifiantes, fluide jusque dans le traitement naturel des chœurs et des ballets.
Qu’importe la mise en scène d’ailleurs ; la salle n’a d’yeux et d’oreilles que pour Anna Netrebko, acclamée à Paris en ce soir de première autant qu’à New York le mois passé bien qu’on persiste à penser, conforté en notre sentiment par les écrits du compositeur lui-même, que Tatiana n’est pas le rôle le mieux adapté aujourd’hui à son efflorescence vocale. Si éloignée cependant soit la soprano de la fraîcheur juvénile de Tatiana, telle que l’envisageaient Pouchkine et Tchaïkovski, comment ne pas succomber à l’envoûtement d’un chant capiteux dont on apprécie dans la scène de la lettre, au premier acte, les efforts pour canaliser l’émission et qui dans le duo final, par d’innombrables détails – des notes longuement tenues, des inflexions subtiles, des aigus péremptoires – se hisse à la hauteur de sa réputation.
Si cet ultime numéro atteint un de ces sommets que tout amateur d’opéra dans sa quête effrénée d’émotion voudrait à chaque fois gravir, c’est qu’Anna Netrebko dispose en la personne de Peter Mattei d’un partenaire à son niveau. Non en termes de puissance – le baryton nous a semblé accuser la fatigue dans la 2e partie – mais le timbre ensorceleur, la morgue, la noblesse du phrasé ourlée d’arrogance sont de ceux qui propulsent Onéguine sur le devant de la scène quand le trop sentimental Tchaïkovski semble avoir voulu punir son héros en ne lui réservant pas le meilleur de son inspiration.
© Guergana Damianova / OnP
N’était le Lenski fragile de Pavel Černok, débordé par le lyrisme éperdu de sa partition, le reste de la distribution se coule sans un pli dans des rôles que, pour certains, l’on trouverait trop brefs. En deux couplets ciselés comme un joyau du bel canto et une présence insolente, Raúl Gimenez (Monsieur Triquet) rappelle quelles grandes heures rossiniennes furent les siennes. Olga moins frivole que fantasque, Varduhi Abrahamyan virevolte avec autant de légèreté que sa voix peut sembler lourde, ce qui n’est pas forcément rédhibitoire étant donné la munificence de sa Tatiana. Basse d’origine ukrainienne, Alexander Tsylbalyuk a dans le sang un de ces Gremine sveltes dont les descentes au plus profond de la portée n’altèrent pas le maintien aristocratique.
À la tête d’un Orchestre et de chœurs dignes de la première institution lyrique française, Edward Gardner conduit d’une baguette équilibrée mais trop mesurée le récit vers son issue douloureuse : ce dernier duo entre Peter Mattei et Anna Netrebko qui, en accélérant le battement du cœur, donne à éprouver les vertiges de l’éternité. Ce que diva veut, Dieu forcément le veut.