Venant de composer Eugène Onéguine en état de grâce, Tchaïkovski écrivait dans sa correspondance : Mon opéra s’est écrit tout seul, l’on y trouve rien de voulu, de peiné, aucun casse-tête » et il donne pour la mise en scène une recommandation : qu’elle soit sans luxe et corresponde rigoureusement à l’époque.
Cherchant, à l’instar de Tcherniakov, à s’emparer du livret pour en illustrer le sous-jacent, Marie-Ève Signeyrole se montre prolifique ! En dépit du souhait du compositeur, l’idée de transposer l’action entre 1999 et 2003 dans une Russie partagée entre opulence et indigence, qui oblige les pauvres à vivre entassés dans des appartements communautaires fonctionne plutôt bien. En revanche, montrer simultanément autant de saynètes périphériques muettes ajoutées, tant de personnages secondaires surjouant comme le grand fils de Filippievna, chargé de porter la lettre, se trémoussant constamment dans l’appartement. Autant d’habillages et de déshabillages… Et même, à grand renfort de vidéos, des copulations (Onéguine et Olga) ou de masturbation dans la pénombre (Tatiana), relève d’une boulimie de donner à voir et à penser. Cette surabondance va bien au delà d’un travail de mise en scène d’une œuvre lyrique. La direction d’acteurs de Signeyrole est toutefois excellente. Elle vise – et réussit – à captiver un public qui pourrait – le croit-elle peut-être à raison – s’ennuyer sans cette débauche d’ajouts visuels, voire auditifs (une chanson de variété russe sur le thème « Je veux un amant comme Poutine », Les Yeux noirs chanté par Filippievna entre le premier et le deuxième acte).
© Marc Ginot
Présentée à Rouen dans une distribution presque entièrement nouvelle, après sa création à Montpellier en 2014 et sa reprise à Limoges en 2016, déjà critiquées dans nos colonnes, nous n’insisterons pas sur l’impressionnant décor ni sur la scénographie embrouillée, si ce n’est pour dire combien ces actions parasites et ces incursions musicales soudaines perturbent le spectateur – y compris dans des moments aussi importants que la scène où Tatiana écrit sa fameuse lettre et dans celui, par ailleurs très bien construit, de la mort tragique de Lenski à la roulette russe.
Du lent prélude introduisant le thème de Tatiana à la poignante scène finale en passant par les passages folkloriques bien dansés, l’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie sous la direction du dynamique chef néerlandais Antony Hermus, parvient à faire entendre l’expressivité d’une partition évoquant la fluctuation des sentiments dans une parfaite continuité musicale. L’exécution en est très correcte, même si on pourrait souhaiter un supplément « d’âme russe ».
Sans être marquante, la distribution vocale est de bon niveau. Citons d’emblée – car il la domine de loin – l’excellent ténor lyrique Dovlet Nurgeldiyev, membre de l’Opéra de Hambourg, qui tient le rôle de Lenski. Dans le fameux air du deuxième acte, il subjugue aussi bien par la beauté de son timbre que par sa puissance émotionnelle. Le rôle titre est servi avec élégance et sobriété par le baryton russe Konstantin Shushakov. Le ténor François Piolino assure ce qui reste de Monsieur Triquet car le rôle est coupé. Quant à Wladimir Felyauer, il est un Prince Grémine assez bien chantant et émouvant avec une voix de basse profonde.
Côté féminin, deux chanteuses françaises peu mises en valeur dans leurs scènes respectives – Svletana Lifar (Madame Larina) et Marie-Noël Vidal (Filippievna) – assument sans grand relief leurs parties de mezzos dans les ensembles et les solos. Evgeniia Asanova exécute consciencieusement une Olga nymphomane pas vraiment crédible. Dans le deuxième acte où on a enfin une mise en scène lisible, Anzhelika Minasova, Tatiana à la voix lumineuse et claire, révèle ses réelles qualités de chanteuse et d’actrice.
Malgré son parti-pris où – hormis dans les dernières minutes – le romantisme est étouffé, cette production est chaleureusement applaudie par le public rouennais qui aura apprécié à juste titre l’étonnant travail visuel et l’engagement des artistes.