Laurent Bury avait découvert avec enthousiasme cette production d’Eugène Onéguine à Edimbourg en août 2019. A la faveur du confinement, nous retrouvons le spectacle en streaming – disponible jusqu’au 31 juillet – dans son berceau, à la Komische Oper, où il avait été créé en 2016. Zürich, coproducteur, l’offrira à son public avec d’autres interprètes, en avril prochain. La distribution diffère de celle d’Edimbourg pour quatre rôles (Lenski, Madame Larina, Grémine et Zaretski), comme la direction, confiée ici à Henrik Nanasi. Le chef hongrois, ancien assistant d’Antonio Pappano au ROH de Londres, est chez lui puisqu’il fut directeur musical de la Komische Oper de 2012 à 2017. Familier de l’ouvrage, il aurait dû le diriger à Munich en juillet prochain. Particulièrement inspiré, respectueux du texte et, surtout, de la vérité psychologique et dramatique, Henrik Nanasi nous en donne une version exemplaire de sensibilité, de pudeur, de grâce, où la violence est délibérément contenue. Son orchestre, sonne à l’égal des « grands », avec le souffle, les couleurs, les phrasés qui s’accordent idéalement au chant.
L’art de Barrie Kosky est connu. Le spectacle, parfaitement abouti, de la conception dramatique au moindre geste, a transposé l’action dans une société insouciante de l’entre-deux guerres, sans référence chronologique autre que les costumes, la gestique et… les couvercles à vis des confitures, ou les jeux de balles et le badminton. Dans le souci de concentrer l’action sur les caractères et leur évolution, il a évacué les oppositions sociales entre l’aristocratie et les paysans soumis. Sa griffe est omniprésente : la direction d’acteur, la dynamique des corps et des ensembles l’attestent.
La dominante champêtre du décor, avec son sol herbeux et ses frondaisons s’accorde idéalement à l’harmonie des couleurs des costumes, une symphonie de tons pastel, de mouvements. De magnifiques tableaux sont servis par des éclairages exemplaires. L’usage ponctuel et toujours approprié de la scène tournante permet d’animer tel ou tel air, ensemble ou récitatif. Dès le duo, puis le quartetto des confitures, commence le ravissement qui ne nous abandonnera jamais. C’est un constant régal pour l’oreille comme pour l’œil. Durant deux heures et demie, on suit l’intrigue comme si on la découvrait pour la première fois, on partage les battements de cœur de chacune et de chacun.
La distribution est proche de l’idéal, par l’adéquation des voix, des émissions, des couleurs : chacun habite son personnage avec une égale vérité dramatique. On ne fait plus la présentation de Asmik Grigorian (qui sera Lisa à Bastille l’an prochain). Disons simplement qu’elle est la plus belle, la plus émouvante des Tatiana, fraîche, rêveuse, enfiévrée puis mûrie. Mais aucun n’est en reste. Günter Papendell, voix sûre, nous vaut un Onéguine jeune, désinvolte, puis profondément malheureux, complexe, pleinement convaincant. Le ténor tchèque Ales Briscein campe un Lenski fou d’amour, fougueux, hypersensible, de grande qualité, vocale et dramatique. Dans son registre, Olga la vive, Karolina Gumos, rivalise d’aisance avec sa sœur. Madame Larina est le beau mezzo de Christiane Oertel. La nourrice de Margarita Nekrasova est juste, voix pleine, chaleureuse, et jeu parfait. La basse russe qui chante Gremine, Alexey Antonov, stature physique et vocale imposante, n’avait guère joué que dans son pays avant d’être attaché à la Komische Oper. L’émission est égale dans un rôle à sa mesure, même s’il appelle davantage de rondeur. Le français de Triquet ne fait pas illusion, mais Christoph Späth lui donne toutes ses autres qualités. La scène du duel nous vaut un Zaretski (Yakov Strizhak) remarquable. Le chœur est admirable de précision, de couleurs, d’expression et de jeu : paysans, jeunes filles, danseurs, l’harmonie est constante avec le projet.
Ici, on ne triche pas avec Onéguine. Jamais on ne tombe dans un sentimentalisme douteux. Cette réalisation, délicate et forte, sensuelle, jeune, est d’une vérité absolue. C’est aussi un moment de pur bonheur dont il ne faut pas se priver.