Gioachino ROSSINI (1792-1868)
L’ITALIANA IN ALGIERI
Dramma giocoso en deux actes
Livret de Angelo Agnelli
Nouvelle production
Mise en scène, Vittorio Borelli
Décors, Claudia Boasso
Costumes, Santuzza Cali
Lumières, Andrea Anfossi
Isabella : Anna Rita Gemmabella (14) Vivica Genaux(15)
Lindoro : David Allegret (14) Antonino Siragusa (15)
Mustafà : Carlo Lepore (14) Lorenzo Regazzo (15)
Elvira : Elena Borin (14) Carla Di Censo (15)
Taddeo : Christian Senn (14) Roberto de Candia (15)
Haly : Diego Matamoros (14) Alessandro Luongo
Zulma : Paola Gardina
Orchestre et Chœur du Teatro Regio
Chef du chœur, Claudio Fenoglio
Direction musicale, Bruno Campanella
Torino, 14 et 15 mars 2009
Fait maison
L’Italiana in Algieri est probablement de tous ses opéras bouffe celui où Rossini a poussé le plus loin l’extravagance formelle, avec un finale du premier acte qui semble transcrire une bacchanale dans un asile d’aliénés. L’effet sur l’auditeur est irrésistible et on peut penser, au milieu de la crise traversée par les théâtres italiens, que la direction du Regio a sagement choisi d’afficher un titre gagnant. Mais cette production est surtout remarquable parce qu’elle préfigure probablement la politique qui pourrait être de plus en plus suivie dans la péninsule, celle de confier les aspects matériels d’un spectacle ( décors, costumes, lumières, mise en scène) aux talents locaux, déjà liés au Théâtre. Non seulement le surcoût des collaborations extérieures est diminué, sinon supprimé, mais l’esprit de clocher assure une prime au succès.
Non que ce spectacle ne mérite, sur le plan formel, un accueil favorable : à quelques détails près, les mules du bey par exemple, la production est soignée. Le décor composé de colonnades à arcs outrepassés et de grandes grilles façon moucharabiehs qui s’évacuent en coulisse ou dans les cintres s’ouvre à l’arrière de la scène sur la mer et le ciel, dont la lumière varie selon les heures. On est dans une turquerie et les costumes sont à l’avenant. Des accessoires transforment cet espace à profondeur variable en hammam du harem, en rivage désolé, en salle du trône, en boudoir accueillant, permettant de passer d’une scène et d’un lieu à l’autre sans interruption. On se prend alors à regretter que la mise en scène ne l’exploite pas mieux, comme du reste de certaines idées dont la force comique n’est qu’effleurée, comme si la recherche de gags avait constitué l’essentiel : la scène des fenêtres où les prétendants jouent tour à tour et simultanément les voyeurs, le ballet des balais dans la première scène Lindoro-Mustafà ou encore le pal démontable. Discutable ainsi nous semble le traitement de la scène où Haly, pour convaincre Elvira et Zulma de le suivre sur le bateau qui doit les emporter en Italie, leur dit qu’elles trouveront là-bas des maris ou des amants. Que Zulma se précipite avec enthousiasme à cette perspective, soit, mais c’est faire fi des données de base que d’aligner Elvira sur sa suivante ! A retenir cependant les scènes de hammam, qui permettent de caractériser Mustafà avant même de l’avoir vu, l’immense coussin qui sert de trône à la façon du calife de la bande dessinée, la danse orientale d’Isabella, plutôt que le finale où les fugitifs viennent à l’avant-scène et chantent avec leurs geôliers comme dans une revue.
Deux distributions pour les dix représentations données entre le 4 et le 15. De la deuxième, entendue le samedi soir, émergent les noms d’Anna Rita Gemmabella et de Carlo Lepore. Plutôt bien en chair, cette Isabella joue le jeu d’un personnage conçu d’abord pour Vivica Genaux, et la bonne grâce de son engagement supplée à celle qui pourrait manquer parfois. Vocalement l’interprétation est probe, et si l’exécution des agilités n’a rien de transcendant, si les variations de « Pensa alla patria » sont bien sages, si quelques graves sont excessivement poitrinés, la voix est homogène, ferme, sonore, et globalement le contrat est rempli de façon satisfaisante. Il en est de même pour le Mustafà de Carlo Lepore, qui n’a pas besoin de chercher ses graves ; agilités et chant syllabé sont affrontés victorieusement. Quant au personnage, qu’il connaît bien, le physique imposant du chanteur le rend tantôt impressionnant comme dans la scène du café, tantôt lui confère une bonhomie qui attire la sympathie. La rondeur a du bon ! Autour d’eux, Elvira, Zulma et Haly tirent leur épingle du jeu, même si la clarté de la voix du dernier surprend dans l’air de sorbetto. Le Taddeo de Christian Senn n’est pas indigne mais il faut une forte personnalité comique pour exalter ce personnage, et ce n’est pas le cas. Quant au Lindoro de David Allegret, disons sans insister que sa prestation vocale nous a semblé très insuffisante, encore plus que dans son Narciso de Munich, qu’il s’agisse d’aisance, d’extension et de virtuosité.
L’autre distribution, la première, en fait, aligne la même pétulante Zulma, une Elvira aussi bonne et un Haly presque aussi clair. Taddeo est incarné avec un peu plus de présence par Roberto de Candia, mais on est loin, par exemple, de Bruno Pratico, dont même les excès servaient le personnage. Reste Lindoro, ici Antonino Siragusa ; il va jusqu’à claironner ses aigus parfois au détriment de la beauté du son, mais à aucun moment on ne souffre pour la fragilité ou l’incertitude de l’émission, et les agilités sont pour lui comme une promenade de santé. Qualité identique chez Lorenzo Regazzo, interprète rossinien ad hoc, qui s’affirme toujours plus comme le spécialiste des rôles de Filippo Galli, et dont on prend à l’écouter une leçon de bel canto. Sans compter que, pour l’avoir vu dans ce rôle voici une douzaine d’années, on se délecte à mesurer l’évolution du jeu et de la voix jusqu’à la plénitude magistrale aujourd’hui atteinte. Leur Isabelle, née en Alaska, vit désormais en Italie ; il y a quelques années, son apparition et quelques disques ont suscité un engouement très vif pour celle qui était présentée comme un mezzo colorature virtuose. Oserons-nous écrire que jamais nous n’avons éprouvé à l’entendre sur le vif l’étonnement, voire l’admiration provoqués par les enregistrements ? Cette fois comme les précédentes, l’agilité incontestable, la rapidité (supérieure à celle de sa consoeur) font difficilement oublier l’impression de voix construite, les notes non plus poitrinées mais « cavernées » et les sons dans les joues, heureusement peu fréquents. Mais entre une extension « naturelle » enviable – cf l’aigu final du rondo – et une présence scénique séduisante, aujourd’hui bien plus désinvolte qu’à ses débuts, Vivica Genaux mène à bon port son Isabella.
La prestation des chœurs démontre éloquemment la qualité de leur préparation dans ce répertoire. Sans doute avaient-ils à cœur de faire encore mieux que d’habitude, comme les musiciens de l’orchestre : ce 15 mars était l’anniversaire de la première collaboration entre Bruno Campanella et le Teatro Regio. Vingt-cinq ans de fidélité et d’estime réciproque, cela valait un discours ; il y en eut un, bref mais éloquent, du surintendant du théâtre, et le chef répondit, aussi rapidement, avant de repartir sous les acclamations avec sa plaque souvenir. Et le dimanche, pour cette terrible représentation de l’après-midi, coupe-digestion et coupe-sieste, comme la veille, on entendit monter de la fosse une exécution qui transporte encore en y pensant. La lecture de l’ouverture, par exemple, en fait un chef d’œuvre par le climat créé entre la musique comme balbutiante et les silences, qui installe une attente où la mélodie du hautbois d’abord timide, presque méfiante, va devenir une exploration de l’inconnu, et l’apparition des cordes, par la répétition obsessionnelle qui suivra, complète un panorama mental où germe le délire futur. C’est proprement admirable, et on comprend la profonde justesse de la déclaration de Michele Pertusi : « Bruno Campanella est peut-être notre plus grand chef rossinien. »
Maurice Salles