Malgré leur relative rareté, le couplage des deux pièces est entré dans les habitudes, mais quelle heureuse idée d’avoir repris la production de La vie brève, signée Paul-Emile Fourny il y a dix ans pour le centenaire de l’œuvre (1) ! Heureuse idée, aussi, d’avoir offert le rôle de Salud à Na’ama Goldman, découverte en Charlotte à Tel-Aviv, et d’avoir construit une distribution de si haut niveau !
Bien que leurs créations aient été distantes de neuf ans et malgré la différence de leur destination (ballet, et œuvre lyrique), par-delà l’Andalousie commune, l’unité du spectacle réside dans une approche commune, où tout concourt à focaliser l’attention sur les acteurs – danseurs ou chanteurs – et sur le drame concis qui culminera avec la mort de Salud. C’est une version épurée de l’Amour sorcier, loin du folklore convenu, que nous offre Gilles Schamber, qui en signe la chorégraphie. Si le lyrisme flamboyant domine, centré sur l’amour, plus de trame narrative, nulle magie noire, incantatoire, aucun sortilège, sinon celui du chant. C’est « l’immuable attraction qui rapproche les corps », traduite avec force, sensualité et raffinement. Les costumes androgynes de Dominique Louis, d’une grande beauté plastique, sont d’une originalité et d’une fonctionnalité surprenantes, se prêtant à la faveur d’échanges, de déshabillages, à de multiples évolutions, à des tournoiements que la plume est impuissante à décrire. Deux tons, opposés et complémentaires, qui se conjuguent au fil des scènes : d’amples capes masquent des bustiers et des pantalons, mi-jupes culottes. La progression du tourbillonnement prodigieux de la Danse du feu nous captive. Danses collectives d’une harmonie proche de la perfection, soli et couples vont se succéder, y compris pour des évolutions silencieuses qui valorisent d’autant plus les pièces de l’œuvre de Falla. Sa musique, d’un puissant lyrisme, nerveuse, farouche comme sensuelle et tendre, est servie par un orchestre inspiré, ainsi que par le chant authentique et brûlant de Patricia Illera, dans son répertoire d’origine. Les lumières inventives de Patrick Méeüs servent à merveille musique et danse. Metz peut être fière de son Ballet et de ses solistes, la participation des gitanes à La Vie brève, avec de belles chorégraphies de Lorena Coppola, le confirmera.
L'Amour sorcier © Philippe Gisselbrecht
Pour chacune des œuvres, le pittoresque – les espagnolades – qui participe à l’intensité du drame, est cantonné à l’orchestre, au chant et aux danses : l’évocation visuelle de l’Andalousie se fait discrète. Quelques touches dans La vie brève : les costumes – des années cinquante – les peignes et mantilles des femmes. Les décors s’inscrivent dans un cadre unique, nu, ascétique, neutre, l’amorce d’un escalier tournant au fond, côté cour, le mur percé de deux fenêtres. Toujours pour La Vie brève, une fontaine centrale, surmontée d’une monumentale Vierge traditionnelle, douloureuse, en azulejo, dont l’image est dupliquée sur le tulle d’avant-scène, un élément d’arcatures descendant des cintres pour le dernier acte, ce sera tout. Ni forge, ni feu, que l’orchestre et le chant évoquent éloquemment. Les lumières virtuoses de Patrick Méeüs suffiront à créer les ambiances spécifiques des différentes scènes. Les costumes de Giovanna Fiorentini, bien dessinés, aux tons harmonieux, traduisent avec justesse et élégance les différences sociales, aux racines du drame.
L’oiseau mort, déposé à l’avant-scène, symbole fort de l’amour malheureux, la présence de l’enfant, que tient tendrement la grand-mère, et son rôle muet participent avec discrétion et efficacité à l’émotion que prodigue généreusement le drame. La gestion du moment clé, où Salud va dénoncer l’infidélité de Paco, avec les deux plans, séparés par le tulle peint, est magistrale de force et de beauté.
Na’ama Goldman, encore rare sur nos scènes malgré ses qualités vocales et dramatiques, s’empare du rôle de Salud. L’émission charnue, chaude et ample, aux graves de velours, la noblesse du jeu dramatique nous bouleversent : elle s’impose ainsi comme la nouvelle référence. Les inflexions du flamenco, comme la plasticité du chant, pour une voix rompue aux exigences des grands rôles, nous valent une ample séguédille (« Vivan los que rien ! »), d’anthologie. On se souvient de Taven, puis Suzuki qu’elle chanta ici même, Vikena Kamenica est une superbe grand-mère (La Abuela), sensible, aimante, lucide et résignée. La différence de timbre, la rondeur, la plénitude et la maturité de l’émission, le jeu dramatique n’appellent que des éloges. Jean-Michel Richer donne à son Paco l’inconsistance, la superficialité pusillanime, la lâcheté attendues. La voix est solide, même si elle paraît en retrait dans son duo avec Salud, lyrique à souhait. L’oncle (El Tio Sarvaor) trouve toute sa force véhémente, farouche, colérique dans le chant et le jeu de Jean-Luc Ballestra. La voix dans la forge, puis la voix lointaine sont confiées à Tadeusz Szczblewski. Son travail obstiné, son rappel – ressassé – du poids de la fatalité sont magnifiquement rendus. En Carmela, qu’épouse Paco, nous retrouvons Patricia Illera, dont les qualités ont été soulignées dans l’Amour sorcier. C’est plus qu’une promesse. La Cantaora de Laura Gallego Cabezas répond à toutes nos attentes, juste, authentique porteuse de la tradition.
La mort de Salud ( Na'ama Goldstein) © Philippe Gisselbrecht
Le chœur se montre plein, équilibré, précis. Ses solistes (les vendeuses de fleurs) ne sont pas moins remarquables que les premiers rôles. Seul (petit) regret : le jeu scénique convenu lorsqu’il accompagne les danses gitanes, ponctuées par les voix. Après un début prosaïque de l’Amour sorcier, d’un orchestre dépourvu de mystère comme d’alacrité, celui-ci va trouver rapidement ses marques sous la baguette experte et totalement engagée de José Miguel Pérez-Sierra. Le nouveau directeur musical du Teatro de la Zarzuela porte la phalange messine à l’incandescence, avec un souci de clarté, de couleur, d’énergie et de précision. C’est un régal pour l’oreille : la dynamique, les progressions, la mise en valeur des solistes et des pupitres, tout nous ravit, pour une émotion permanente. Granada, la page symphonique sur laquelle s’achève le premier acte, mérite d’être davantage connue. Magnifique réussite, le mordoré du crépuscule et la tombée de la nuit, comme les échos de la fête, sont rendus avec poésie et chaleur.
Certes, nul n’a eu le privilège d’assister à toutes les productions de ces chefs-d’œuvre, mais de mémoire longue, même fragmentaire, rarement la puissance dramatique et l’émotion ont trouvé meilleure traduction. La mort de Salud nous bouleverse au plus haut point, au terme d’une progression inexorable à laquelle nul ne peut être indifférent. Longtemps après que la dernière note ait retenti, l’émotion demeure intacte et les images sonores et visuelles continuent de nous hanter. Une production appelée à faire date, à laquelle on souhaite la plus large diffusion.
(1) Alors jumelée aux scènes de Carmen, chorégraphiées. Naturellement la distribution est totalement renouvelée, comme la direction, alors confiée à Jacques Mercier.