Créé à Londres, coproduit par la Scala de Milan et la Canadian Opera Company, Falstaff selon Robert Carsen a atterri voici déjà plusieurs années sur la scène du Met, où il est en passe de devenir un classique. Captée et publiée par Decca sous la direction de James Levine (autant dire à une toute autre époque dans l’Histoire de la prestigieuse institution new-yorkaise, qui accueille bientôt un nouveau directeur musical en la personne de Yannick Nezet-Séguin), cette version gentiment débridée, mais au fond plutôt conventionnelle, de l’ultime opéra de Giuseppe Verdi fonctionne toujours à plein. La résistance de ce spectacle, au-delà des années et des continents, a d’ailleurs quelque chose de réconfortant : elle montre que, même parmi les plus profonds bouleversements, il reste des vertus immuables.
Immuable en premier lieu, le style de Carsen. Entre modernisation chic et faste bien mesuré, ce Falstaff s’insère parfaitement dans le goût prononcé du Met pour les spectacles grandioses, sans tomber dans le kitsch. Transposée dans la bonne société Anglaise des Trente glorieuses, où la soif de liberté de Fenton et Nanetta trouve une place naturelle, l’action avance sans temps mort, exactement selon les vœux de Verdi et d’Arrigo Boito qui avait considérablement épuré le Shakespeare des Joyeuses Commères de Windsor dont il a tiré son livret. Pour autant, la tentation de l’hystérie et du gag permanent est soigneusement évitée. Surtout, on n’a pas oublié de flatter l’œil, surtout au troisième acte, qui s’ouvre dans une grange où un vrai cheval mange du foin (et manque détruire le décor à grands coups de sabots en ce soir de première, sous les rires de l’assistance et des musiciens), et se poursuit sous les étoiles, dans une très belle scène de la forêt.
© Karen Almond / Metropolitan Opera
Immuable, évidemment, le Falstaff d’Ambrogio Maestri, sans aucun doute l’un des plus marquants interprètes du rôle au cours des deux dernières décennies : sans jamais tomber dans la caricature ou les excès de cabotinage, il impose avec évidence un personnage dont la drôlerie n’étouffe pas la sincérité. Surtout, aucune sensation de routine en écoutant cet interprète qui remet pourtant sur le métier un personnage mille fois fréquenté. Autour de lui, la distribution est remarquablement homogène, de la Alice particulièrement ductile d’Ailyn Pérez à la Meg Page dynamique de Jennifer Johnson Cano, en passant par Juan Jesus Rodriguez, Ford si bien chantant et si fièrement projeté qu’il en acquiert une dimension somme toute assez rarement entendue. Marie-Nicole Lemieux réédite, elle aussi, un numéro réalisé un peu partout avec sa Quickly excessivement démonstrative mais toujours efficace. Le couple Nanetta/Fenton fonctionne quant à lui à plein, grâce au charme de la jeune Golda Schultz et au lyrisme mâle de Francesco Demuro, plus à sa place ici que dans les rôles lourds où il s’aventure souvent. Comprimarii impeccables : la réputation du Met, là non plus, n’est plus à faire.
Immuable, enfin et surtout, est l’excellence de ce que l’on entend dans la fosse. Dirigés ce soir avec un professionnalisme inattaquable, mais sans surenchère de fantaisie non plus, par Richard Farnes, ancien directeur musical de l’Opera North de Leeds, les instrumentistes de l’Orchestre du Metropolitan Opera jouent et triomphent en virtuoses : leur rutilance ne surprend certes pas, mais prévient cette reprise du moindre risque de routine !