Quelle bouffée de plaisir que Falstaff, ultime opéra de Verdi, éclat de rire en guise de point final à une succession de drames sanglants – de Nabucco à Otello –, avec sa morale fuguée à laquelle l’actualité apporte en ce moment un insupportable démenti : « Tutto nel mundo è burla » (tout dans le monde est farce). Il faut au Festival de Verbier la jovialité exubérante de Bryn Terfel pour nous en persuader.
Comme on pouvait s’y attendre, son Falstaff est d’une force comique à laquelle la salle a tôt fait de céder, s’esclaffant à chacune de ses entrées, hoquetant à chacune de ses saillies. La voix aussi est gigantesque, d’une puissance décuplée par l’énergie avec laquelle le chanteur s’approprie un rôle qui semble avoir été taillé à la mesure énorme de sa personnalité. Peut-on imaginer un autre Falstaff que Terfel ? La question est posée. L’une des réponses pour ses challengers présents et futurs sera de revenir aux racines du chant, dût l’attention au texte en souffrir. Dans le combat sans merci que depuis la création de l’opéra se livrent parole et musique, Terfel est sans conteste le fantassin de la première. Les embryons d’airs ou les quelques phrases lyriques que lui réserve Verdi s’effacent devant l’aplomb superbe avec lequel chaque réplique est lancée. Reste à exister auprès de cet ogre qui aurait vite fait de dévorer ses partenaires, tel Chronos ses enfants.
L’autre baryton de la soirée, Luca Salsi oppose à l’appétit féroce de ce Falstaff saxon une faconde toute méditerranéenne. Ford n’a jamais paru aussi latin avec ce que cela signifie de roublardise mafieuse, de machisme, de gestuelle outrée mais aussi de maîtrise des règles du chant verdien : souffle, ligne, longueur, beauté orgueilleuse du son.
Luca Salsi (Ford), Bryn Terfel (Falstaff) © Nicolas Brodard
Dans Falstaff cependant, plus que les individualités, priment les complémentarités. Si Luca Salsi et Bryn Terfel imposent leur personnage, c’est que les deux chanteurs se complétent, tout comme Yvonne Naef par son tempérament, son métier et la projection de ses graves, trouve sa place au milieu des commères et lâche d’imparables « Reverenza » dans les deux scènes qui confrontent Quickly à Falstaff.
Le couple d’amoureux – Atalla Ayan (Fenton) et Ying Fang (Nannetta) – est moins assorti : lui, ténor lyrique égaré dans un rôle qui demande plus de grâce que de muscle, refusant de mixer les registres, séduisant de timbre et d’aigu mais brutal dans son sonnet amoureux « Dal labbro il canto estasi » ; elle, au contraire, délicate, presque timide si elle ne possédait la musicalité et la technique nécessaires pour filer longuement les notes suspendues dont Verdi l’a comblée – « Anzi rinnova come fa la luna » et surtout, au 3e acte, une ballade de la reine des fées lumineuse que le public salue d’une salve d’applaudissements.
Erika Grimaldi (Alice) et Roxana Constantinescu (Meg Page) restent en retrait quand Carlo Bosi (Bardolfo) et David Shipley (Pistola) réussissent au contraire à projeter leur association de malfaiteurs au premier plan, servis en cela par la mise en espace de Claudio Desderi dont le seul défaut est de déporter trop souvent l’action côté cour.
A la tête du Verbier Orchestra Orchestra, composé – rappelons-le – de jeunes instrumentistes âgés de 18 à 29 ans qui, sous la conduite de maîtres expérimentés, approfondissent leur pratique orchestrale, Jésus López-Cobos parvient à dompter l’acoustique difficile de la salle des Combins. Quelques confusions dans les ensembles, quelques brusqueries ne refrènent pas l’élan d’une direction soucieuse d’abord d’équilibre. Si tout dans le monde n’est plus farce, certains soirs, heureusement, restent joyeux.