« Je suis moi-même la matière de mon livre ». Cette formule de Montaigne, Alfred de Musset aurait pu la faire sienne, tant il met de lui-même dans ses personnages, à charge pour eux de réaliser dans l’œuvre ce qu’il n’a pu accomplir dans la vie. Ainsi il n’a pu empêcher l’union de son amie Louise-Marie d’Orléans au roi des Belges, mais Fantasio réussit à empêcher le mariage sacrificiel d’une princesse. Alfred était-il épris de Louise-Marie ? Il ne semble pas et la pièce ne fait pas non plus de Fantasio et d’Elsbeth des amoureux dont l’union constituerait le point d’orgue. Certes, en portant Fantasio à la scène Paul de Musset a tenté de l’édulcorer par une conclusion sentimentale, mais dans l’édition ressuscitée par les soins de Jean-Christophe Keck le bonheur final n’est pas celui de deux individus liés par l’amour.
C’est celui d’un peuple dont les yeux viennent de s’ouvrir grâce au bon sens du jeune homme fantasque qui a pris l’habit de bouffon. Ce peuple prompt à s’enflammer et à partir tête baissée en guerre, écoute le meneur qu’il s’est choisi et admet l’évidence que lui révèle le « fou » : les querelles des puissants ne le concernent pas. S’ils veulent en découdre, qu’ils se battent eux-mêmes. Au pied du mur, ils renonceront à leurs menaces. Et la preuve est donnée aussitôt : au point de devoir affronter lui-même le roi de Bavière, le prince de Mantoue se dérobe, il abandonne son chantage – le mariage ou la guerre – et la paix est proclamée. De jeune débauché plus ou moins en marge Fantasio est devenu agent décisif non seulement de son destin mais de celui d’un pays. Alors, la clé du jardin de la princesse ? Non un passe-partout à symbolique sexuelle mais la garantie d’un libre-accès à la protection de celle qui apprécie l’agilité et l’irrespect de sa dialectique et avec qui il partage le goût du rêve.
Tout a déjà été dit de cette production, à l’occasion de la recréation de l’œuvre à Paris. Il faudrait avoir vu les représentations de Genève et de Rouen pour apprécier l’évolution de la mise en scène de Thomas Jolly dont parle Katja Krüger, qui en assure la reprise. Le décor de Thibaut Fack répond probablement aux intentions du metteur en scène de situer l’œuvre dans le siècle où elle a été produite, avec les références à la photographie, avec le diaphragme qui dévoile un arrière-plan, à l’industrie avec les plateformes métalliques et les grilles de fer forgé industriel, à la lanterne magique avec les ombres chinoises, peut-être au cinéma avec le ballet des ballons, hommage à Méliès ? Les idées et les images ne vont jamais à l’encontre de l’esprit de l’œuvre et témoignent d’une recherche esthétique parfois raffinée, comme celle de la princesse levant la lampe à hauteur de son épaule à la manière du tableau de Ingres La source. Même les machinistes deviennent des fantômes, dont l’étymologie est proche de fantaisie. L’espace est utilisé au mieux, et ce qui semble maladresse inutile – faire descendre le brancard du bouffon défunt par l’escalier avant de le faire remonter – a un rôle dramatique puisque dans le mouvement ascendant la marotte choit devant Fantasio et stimule ainsi son désir de jouer un nouveau rôle. Les costumes de Sylvette Dequest sont assez indéterminés en dehors des tenues conventionnelles du roi, des officiers et de l’habit de cour Louis XV assorti à la personnalité réactionnaire du prince de Mantoue. Dans la foule, le couple dont la femme mamelue et fessue menace son gringalet de mari est peut-être un hommage aux dessins de Dubout qui croquait les Montpelliérains dans le petit train de Palavas. Les lumières, parfois sublimes comme dans la scène de la prison, pourraient être plus soutenues à l’acte I et gagneraient peut-être à l’être moins au final, auquel de vives couleurs donnent des airs de fête foraine.
Dans la prison, la princesse (Sheva tahoval) et Fantasio (Rihab Chaieb) © DR
Il est vrai que la musique, à cet instant, se fait aussi tapageuse que le défilé de la fête des fous. Cela a sa logique, mais après tant d’harmonies et de raffinements, dans les intensités, les timbres, les contrastes, on le ressent presque comme une agression. Si c’était voulu par Offenbach, qui tire les spectateurs de la délectation où sa musique les a plongés ? Car en dépit des commentaires méprisants conservés par la postérité il suffit d’écouter sans parti-pris pour être sous le charme. Comme nous connaissons la suite, il est tentant de dire que Fantasio annonce Les contes d’Hoffmann mais on perçoit aussi l’écho d’œuvres antérieures, comme La Périchole. On perçoit surtout, dès l’ouverture, la vigilance du compositeur dans sa quête d’une œuvre différente de celles qui ont fait son succès d’amuseur. Le soin apporté à l’instrumentation, les rythmes, les tempi, dont la perception est facilitée par des indications en surtitre, la séduction ambigüe des préludes, la variété des chœurs, la complexité des ensembles, tout dit l’ambition d’Offenbach de trouver l’expression musicale en adéquation avec le texte de Musset. (Il connaissait l’écrivain depuis 1850 et le mélange d’effronterie et de mélancolie de Fantasio parlait à sa sensibilité.) Pierre Dumoussaud dirige les musiciens, dont presque tous connaissent l’œuvre pour avoir participé à l’exécution en version concert de 2015, avec un souci constant de suivre à la lettre les indications. Le rendu sonore est d’une grande clarté et le rapport entre la fosse et la scène globalement bon, même si au dernier acte la première frôle parfois l’excès.
La distribution, homogène, est fort satisfaisante. Rihab Chaieb impose dès l’entrée une voix bien timbrée et naturelle, qu’elle ne forcera que très peu dans le grave au dernier acte, d’une jolie souplesse et aux aigus bien posés. Bien que fort féminine elle se coule avec une crédibilité gracieuse dans le travesti de Fantasio. La princesse Elsbeth a le charme vocal et physique de Sheva Tehoval ; elle a le bagage technique suffisant pour triompher des passages ornés, vocalises et trilles, et la sensibilité pour rendre crédible ce personnage de jeune fille responsable, qui commente son propre romanesque en conflit avec le sens du devoir. Son monarque de père, qui administre le royaume en bon bourgeois, est campé par Julien Véronèse, auquel sa haute stature confère l’autorité de façade que le rôle lui dénie. La prestance physique d’Armando Noguera peut convenir au prince de Mantoue, qui est persuadé de son importance, ainsi que l’étendue et la projection de sa voix du baryton. Mais, est-ce l’interprète ou est-ce la mise en scène, il manque pour nous une dimension de fatuité qui doit être évidente avant même qu’il ne fasse rire par sa stupidité. La dimension comique est assumée avec finesse par Enguerrand de Hys, qui reprend le personnage de Marinoni et brille dans les couplets de l’habit rose. Flamel, de suivante attentive à surexcitée, a la belle voix ambrée d’Alix Le Saux, qu’on regrette d’entendre si peu. Belle prestation de Régis Mengus, dans le rôle de Sparck, dont les couplets à double sens sont lancés d’une voix sonore en rien altérée par ses acrobaties. Bien chantants et désinvoltes les étudiants, de Sahy Ratia (Facio) à Charles Alvez da Cruz (Max) et Xin Xang (Hartman) ces deux derniers artistes des chœurs. Dans les rôles de Rutten le courtisan, du tailleur efféminé, du garde suisse et de « l’actrice » Marlène, Bruno Bayeux fait montre d’un efficace éclectisme. Présents au début et à la fin, avec de belles interventions intermédiaires, les chœurs sont bien préparés, sans décalage notable et en gardant une musicalité constante. Succès assuré et légitime. Grâces soient rendues aux artistes, évidemment, mais tout particulièrement à l’infatigable prophète d’Offenbach, Jean-Christophe Keck !