A son arrivée à la direction musicale de l’Orchestre de Paris en 2000, Christoph Eschenbach s’était plongé dans l’étude de toute l’œuvre symphonique de Berlioz. Dix ans plus tard, à la fin de son mandat parisien et dans le cadre des concerts organisés pour son 70e anniversaire, la salle Pleyel nous offre l’opportunité de revenir sur le travail réalisé par le chef allemand et l’Orchestre de Paris en réentendant la Symphonie Fantastique et la cantate de La Mort de Cléopâtre.
Parce que le programme lyrique était très court, nous nous autoriserons, une fois n’est pas coutume, le petit plaisir d’une digression sur l’histoire si savoureuse de cette cantate1.
En 1827, Berlioz échoue au concours du Prix de Rome en présentant La Mort d’Orphée, cantate déclarée inexécutable par le pianiste chargé d’en présenter la réduction au jury. En 1828, l’impétrant reçoit le second prix avec sa cantate Herminie. L’année suivante, les concourants doivent composer sur un texte de Vieillard décrivant la mort de Cléopâtre. Il était alors de tradition que le premier prix revienne à celui qui, l’année précédente, avait reçu le second. Aussi cette année-là, le jeune compositeur se voit déjà lauréat : « Puisque ces messieurs sont décidés d’avance à me donner le premier prix, je ne vois pas pourquoi je m’astreindrais, comme l’année dernière, à écrire dans leur style et dans leur sens, au lieu de me laisser aller à mon sentiment propre et au style qui m’est naturel. Soyons sérieusement artiste et faisons une cantate distinguée ». Pourtant la modernité de Cléopâtre, composée avec passion et violence, sans retenue ni calcul n’est pas comprise par le jury qui « aima mieux ne point décerner de premier prix cette année-là, que d’encourager par son suffrage un jeune compositeur chez qui se décelaient des tendances pareilles ». Le lendemain de cette décision, Berlioz rencontre l’un des membres du jury, Monsieur Boiëldieu, qui lui explique les raisons de ce refus :
« – Mon Dieu, mon enfant, qu’avez-vous fait ? me dit-il. Vous aviez le prix dans la main, vous l’avez jeté à terre.
– J’ai pourtant fait de mon mieux, Monsieur, je vous l’atteste.
– C’est justement ce que nous vous reprochons. Il ne fallait pas faire de votre mieux ; votre mieux est ennemi du bien. Comment pourrais-je approuver de telles choses, moi qui aime par-dessus tout la musique qui me berce ?
– Il est assez difficile, Monsieur, de faire de la musique qui vous berce, quand une reine d’Égypte, dévorée de remords et empoisonnée par la morsure d’un serpent, meurt dans des angoisses morales et physiques.
– Oh ! Vous saurez vous défendre, je n’en doute pas ; mais tout cela ne prouve rien ; on peut toujours être gracieux.
– Oui, les gladiateurs antiques savaient mourir avec grâce ; mais Cléopâtre n’était pas si savante, ce n’était pas son état. D’ailleurs elle ne mourut pas en public.
– Vous exagérez ; nous ne vous demandions pas de lui faire chanter une contredanse. Quelle nécessité ensuite d’aller, dans votre invocation aux Pharaons, employer des harmonies aussi extraordinaires !… Je ne suis pas un harmoniste, moi, et j’avoue qu’à vos accords de l’autre monde, je n’ai absolument rien compris.[…] Et puis, continua-t-il, pourquoi, dans votre accompagnement, ce rythme qu’on n’a jamais entendu nulle part ?
– Je ne croyais pas, Monsieur, qu’il fallût éviter, en composition, l’emploi des formes nouvelles, quand on a le bonheur d’en trouver, et qu’elles sont à leur place.
– Mais, mon Cher, Mme Dabadie qui a chanté votre cantate est une excellente musicienne, et pourtant on voyait que, pour ne pas se tromper, elle avait besoin de tout son talent et de toute son attention.
– Ma foi, j’ignorais aussi, je l’avoue, que la musique fût destinée à être exécutée sans talent et sans attention.
– Bien, bien, vous ne resterez jamais court, je le sais. Adieu, profitez de cette leçon pour l’année prochaine ».
Fort de ces précieux conseils, Berlioz compose en 1830 La Mort de Sardanapale, cantate écrite à dessein sans génie, et décroche enfin le premier prix.
Il est vrai que la partition de Cléopâtre recèle plus d’un piège, que musiciens et chanteur ont su habilement déjouer à Pleyel.
Amphitryon des lieux, Eschenbach ordonne la scène du drame dans une introduction convulsive : les cordes se mettent à décrire les vagues roulantes d’une sonorité angoissante. Le son entêtant d’une clarinette vient s’immiscer dans ce paysage d’inquiétudes, bientôt relayée par les violoncelles. Quatre notes sortent d’outre-tombe jouées par les contrebasses, les cordes frémissent … Cléopâtre soupire.
Waltraud Meier incarne alors la reine égyptienne avec beaucoup plus de grâce et d’aisance que ne semble en avoir eu Mme Dabadie. Pourtant la prosodie n’est pas là pour lui faciliter la tache : « Quels vers, bon Dieu ! Vingt-trois noms propres agréables à chanter tels que Cydnus, Actium, Typhon, Pharaon, Alexandrie, Ptoémus ! etc. Neuf vers alexandrins mal césurés pour faire un cantabile ! Quatre couplets de quatre vers sans retour, pour un air de mouvement, et le reste à l’avenant ! »2. Mais la mezzo-soprano se joue de ces problèmes linguistiques, attrapant l’hémistiche rebelle elle prononce avec tendresse ou horreur, exaltation ou mépris mais toujours avec intelligibilité chacun de ces borborygmes antiques.
De plus, s’opposant à l’alternance traditionnelle, Berlioz entremêle airs et récitatifs tout au long de sa narration, imposant dès lors à la chanteuse une tension vocale et un engagement dramatique de chaque instant. Il faut alors tout le talent de cette grande chanteuse pour que l’outrage exalté fait à la fille des Ptolémée se transforme, en l’espace d’un soupir, en un souffle grave d’humiliation douloureuse et contenue.
Arrive le lento cantabile. Eschenbach prépare avec soin le lit moelleux de cordes dans lequel vient, à petits pas, tout doucement, se lover la chanteuse. Au tendre souvenir de ses succès passés, la voilà qui dialogue avec une flutte, une clarinette, un hautbois ou une harpe. L’orchestre porte délicatement d’une strophe à l’autre, la rêveuse qui d’une voix ample, autoritaire et merveilleusement modulée caresse ou gronde chacun de ses souvenirs.
Il y a cependant quelques faiblesses dans ces passages. Oh, peu de choses : des mouvements de glottes bruyamment prononcés avant chaque crescendo, quelques aigus manquant parfois d’amplitude et de ce fait écourtés, un « pharaon » qui a du mal à se poser sur la note. Mais l’effrayante nuit dans laquelle nous plonge la voix soudain sombre et glacée nous fait immédiatement oublier ces imperfections.
Le chant nous amène inexorablement vers une lugubre « Méditation », un largo misterioso où les pizzicati des cordes graves, les accords sinistres des bois et les éclats déchirants des cuivres créent une ambiance étouffante et morbide. Waltraud Meier excelle alors avec un art achevé de la déclamation. La voix se développe cuivrée, voluptueuse, ne craignant pas de chanter certaines notes rugueuses ou exaltées. Le rythme devient sauvage, la reine se débat au milieu du tempo effréné des cordes.
Mais bientôt, les interventions désolées des bois, les accords fortissimo de l’orchestre venant cisailler le discours musical, le poids donné à chaque silence annoncent la fin prochaine. Dans un accompagnement morbide, les contrebasses évoquent l’avancée du poison dans les veines, inexorable, tandis que la voix, parfaitement maîtrisée, se fait tour à tour haletante, essoufflée et tremblante, jusqu’à ce que la reine expire dans un dernier murmure.
La deuxième partie du programme nous donnait à entendre une fois encore la Symphonie Fantastique. On s’en souvient, Eschenbach avait réalisé son premier enregistrement à la tête de l’Orchestre de Paris avec cette symphonie (Naïve) et l’a donné une trentaine de fois depuis. Il semble que l’interprétation que nous avons eue ce soir à Pleyel divergeait peu de celle de l’enregistrement. Notons cependant un choix marqué pour la théâtralité et l’exubérance aussi bien dans les « leitmotivs », les choix de tempi, que dans les effets orchestraux notamment dans le dernier mouvement. Soulignons également la qualité de l’orchestre et notamment du cor anglais Gildas Prado qui bien qu’en terrain connu, a su façonner une musique expressive et contrastée guidé par la baguette du chef allemand.
1 Berlioz, H., Mémoires, Paris, Flammarion, coll. « Harmoniques », 1991, pp. 144-145.
2 Commentaires sur le texte du concours faits par le critique François-Joseph Fétis, dans Revue Musicale, T. 6, Paris, 1860, pp.256-257