Cecilia Bartoli, directrice artistique du festival de Pentecôte de Salzbourg, a décidé de consacrer cette édition à l’art des castrats. Dix ans après son formidable disque « Sacrificium », elle nous propose en intégrale des œuvres dont elle avait retenu des extraits (Polifemo de Porpora, La Morte d’Abel de Caldara), ainsi qu’une nouvelle production d’Alcina et un Stabat Mater de Pergolesi. Ce concert de gala, mêle tout aussi habilement tubes et raretés. Or plutôt que de donner elle seule ce récital, pourquoi ne pas plutôt inviter des collègues qu’elle estime à venir offrir un panorama de la musique du XVIIIe siècle ? A côté d’artistes présents pour d’autres productions ce week-end, elle a donc demandé à rien moins que Vivica Genaux, Ann Hallenberg et Patricia Petibon de rejoindre la partie. Pour réunir un tel aéropage, il lui a bien fallu un peu de la magie de son Alcina de la veille ! A part un air de Hasse (et encore, diffusé à la radio), tous les morceaux de ce soir ont déjà connu les honneurs du disque, et les invités semblent s’amuser à s’en échanger certains. Nuria Rial donne ainsi l’air d’Albinoni à Sandrine Piau qui lui donne l’air de Bellezza. Christophe Dumaux hérite d’un air de Carlo Il calvo révélé par Max Emanuel Cenčić, lequel se repose de sa performance de l’après-midi. D’autres campent sur leur cheval de bataille comme « Alto giove » pour Jaroussky ou « Qual guerriero » pour Genaux. Le tout animé par un Rolando Villazon, qui joue les clowns multilingues alternant informations historiques et blagues pour que l’enchainement des 22 (!) titres prévus ne soit pas trop indigeste. Avec ces trois heures de chant, c’est donc à un tour d’horizon de ce qui se fait de mieux en chant baroque actuel que l’on nous invite. Le français chauvin en nous ne peut d’ailleurs retenir un « cocorico » intérieur en constatant que 6 des 10 solistes sur scène sont des compatriotes. Détaillons le programme des réjouissances.
Le Bachchor Salzburg ouvre le bal, rejoint par tous les solistes pour un extrait du très beau chœur de l’acte III d’Alcina. Le même tutti le refermera avec le chœur final d’Ariodante. Ces ensembles sont souvent sacrifiés lors des productions de ces œuvres : par soucis d’économie, on demande aux solistes d’unir leur voix à quelques choristes. Les entendre interprétés par un ensemble d’excellence de plus de 40 musiciens est un plaisir rare en soit.
Cecilia Bartoli entre alors en scène parée de la flamboyante robe orange de sa tournée « Sacrificium ». L’air infernal de Melissa lui permet de faire montre de son éclatante déclamation et de sa vocalisation pugnace : chaque phrase est une punchline ! Un truel (oui le mot est laid, il désigne à duel à trois) est même organisé avant le da capo, entre la cantatrice, la trompette et le hautbois. On retrouvera notre hôte dans un joli et gentillet duo de Porpora qui n’existe que par la virtuosité de ses interprètes.
Nuria Rial prends le relai. On a du mal à comprendre qu’une soprano au medium si splendide, à l’aigu ample et au timbre si angélique soit à ce point rare en France. D’autant que sa voix est plus grande que ce que peut laisser augurer l’écoute de ses (nombreux) albums. Néanmoins, son air final de Bellezza souffre d’une diction un peu ouatée et surtout d’un manque de retenue. C’est l’écueil de ces grandes soirées : les artistes veulent être généreux avec le public et en oublient le moment du drame auquel intervient l’air qu’ils jouent. Ainsi pour cet air de la Beauté qui renonce monacalement à au désir et à la « vaine ardeur », Nuria Rial déploie trop de charmes, trop de gestuelle, trop d’hédonisme. Elle est idéale de fraicheur en revanche dans le duo de Rinaldo.
En comparaison, Sandrine Piau dose mieux ses effets et sa mort d’Acis est un modèle de grâce mortifère, de pureté du propos qui vient entièrement servir le théâtre. Son air d’Albinoni avec mandoline concertante prouve qu’elle est tout aussi à l’aise dans un registre léger et ses ornements ne peuvent être décrits autrement que comme de la grande orfèvrerie.
Christophe Dumaux également s’illustre par son économie d’effets. Son air de Porpora le voit aligner des vocalises à toute épreuve et un suraigu certes laid mais qui emplit la grande salle du Festival avec une puissance supersonique. Seul sacrifice à la performance d’une interprétation toute en tremblements rageux de celui qui a tendu son vibratello au point d’en faire une ligne à haute tension expressive. On ne comprend vraiment pas pourquoi un tel phénomène est si peu enregistré. Même éclat électrique pour son « Dover, giustizia, amor » dont la reprise est gratifiée d’une ascension fulgurante de la portée. Ajoutez à cela un Tshirt moulant et une barbe de hipster et vous obtenez un contre-ténor überviril prêt à en découdre.
A l’inverse Léa Desandre doit rendre les armes devant son air d’Orlandini. Pour tenir la longueur de ces interminables vocalises, elle est obligée de les chanter en sourdine, en limitant l’ampleur des attaques à chaque salve, ce qui nuit forcément à leur impact. D’autant que le reste du texte est lancé avec la même superbe qu’à Beaune où elle a déjà interprété cet aria de bravoure. Si elle ne manque pas de prestance, plus de variété expressive fait défaut à sa moue éternellement boudeuse, néanmoins elle réussit une très probante scène de Berenice de Hasse.
On ne sera hélas pas aussi élogieux avec les interventions de Patricia Petibon. En toute honnêteté, nous avons toujours été allergiques, dans le baroque particulièrement, à ses manières très extraverties, que nous trouvons de plus en plus caricaturales avec les années. Son « Tristes apprêts » n’est guère digne, elle surjoue le tragique de la situation jusque sur un « non » hoqueté, ce que nous estimons en pleine contradiction avec l’épure grammaticale de l’écriture de Rameau. En Cléopâtre, elle abuse des postures aussi grandiloquentes que fausses : yeux fermés, contorsions, jeu outré. Tout cela ne manque vraiment pas d’engagement mais de sincérité à nos oreilles et à nos yeux, voire d’élégance (glissando, énooorme « moriroooo »). On ne sauvera que le dernier mot, interrompu puis repris avec une simplicité dont on la croyait incapable. Signalons tout de même que le public est très réceptif à ce style et lui réserve un accueil à la hauteur de son implication.
Sans vouloir opposer les artistes, on aurait aimé que Julie Fuchs prenne ce trop-plein d’exubérance pour en parer son air de la Folie que l’on trouve un peu sage. Mutin, agréable et exécuté avec tout le brillant nécessaire certes, la chanteuse attire immédiatement la sympathie, néanmoins nous n’avons là qu’un grain de folie. Elle est davantage convaincante dans « Piangero la sorte mia » : quoique plus évaporé qu’incarné, on profite d’un très beau chant aux vocalises superbes auquel bénéficierait toutefois quelques péripéties, lesquelles sont toutes emprisonnées au sein du second couplet.
L’air le plus sportif revient à Ann Hallenberg. « Cervo in bosco » est un air de malle de Farinelli (comprendre, dont il emmenait immanquablement la partition en voyage) dans lequel les sauts d’octave brusques en notes piquées imitent le saut du cerf blessé fuyant les chasseurs. Un déluge de trilles, d’arpèges et de plongées dans le grave vient rendre la fuite plus excitante et dangereuse pour le chanteur qui s’y lance. Ann Hallenberg et Cecilia Bartoli sont d’ailleurs les seules inconscientes à avoir tenté l’expérience. Or ce soir notre mezzo suédois favoris ne réussit qu’imparfaitement à échapper aux chasseurs : elle refuse d’alléger ces fameuses notes piquées qui sont assez stridentes et l’épuisent à chaque saut, l’une est même clairement manquée, tant et si bien qu’elle renonce à donner une cadence pour conclure l’air. On reste donc avec un goût d’inachevé devant ce qui était pourtant déjà une performance surhumaine. Son duo Cornelia-Sesto ne lui pose lui aucun problème technique mais les deux parents versent dans une placidité un peu répétitive et varient insuffisamment au da capo. Son dernier mot elle le dira finalement pour un air de Porpora, qui voit le raffinement galant et la tendresse mélancolique de la colorature s’épancher en variations délicates et de bon goût. De la technique virtuose transfigurée en poésie délectable.
A part deux duos déjà mentionnés, Philippe Jaroussky s’illustre par un « Alto giove » hors sol dans tous les sens du terme. Son air béat et ses vocalises éthérées oublient ici aussi le drame original, et font de ce morceau un air de parade très premier degré. La parade est néanmoins superbe. On retiendra surtout cette demi-messa di voce hors du temps à la reprise.
Enfin, celle qui fut parmi les premières à restituer de façon éclatante l’art de Farinelli, Vivica Genaux est dans la place. L’exécution de son « Qual guerriero » ne souffre pas des ans l’irréparable outrage. A part une scorie et des respirations plus nombreuses qu’autrefois, le tour de force est toujours aussi délirant. Par rapport à sa dernière interprétation de l’air, on remarque tout de même davantage de tristesse à la cadence. Son air de Hasse subtilement grisant témoigne des atomes crochus qu’elle entretient avec ce compositeur depuis le début de sa carrière.
Les Musiciens du Prince-Monaco sont des accompagnateurs vifs et attentifs, que la baguette du chef Gianluca Capuano sait galvaniser dans les ritournelles, offrant de beaux contrastes.
Ce soir, le titre de « Concert de Gala » est donc justifié par autre chose que la présence d’arbres en pots sur la scène ! Et Bartoli de couronner la standing ovation par un groupfie de tous les solistes. La photo devait être floue alors ils en ont pris un autre en coulisse.
Voir cette publication sur Instagram
Une publication partagée par L’Agence – Artist Management (@lagenceartistmanagement) le 10 Juin 2019 à 3 :38 PDT