Quand le public hue, il est souvent facile de deviner pourquoi. Mais quand il est ravi, il y a parfois lieu de s’interroger sur les raisons de cette satisfaction. En effet, pour le critique qui a déjà été exposé à plusieurs reprises aux spectacles de Stefano Poda, un sentiment de lassitude est peut-être inévitable devant le Faust liégeois : comme on a eu l’occasion de le dire, tous les spectacles signés par cet homme de théâtre italien ont tendance à se ressembler, dès lors que le sujet en est sérieux : murs blancs, rituel hiératique, figurants nus à un moment ou à un autre (on exceptera toutefois son traitement des comédies, comme L’Elisir d’amore proposé à Strasbourg en 2016, ou le Falstaff monté à Liège en 2009). En contrepartie, on reconnaîtra la réelle élégance de ces productions, où la palette de couleurs est aussi réduite que frappante : noir, blanc et rouge pour ce Faust coproduit par Lausanne, Turin – le fief de Poda – et Tel Aviv. L’élément spectaculaire est un gigantesque anneau (de trois tonnes, nous dit-on) qui tourne et pivote, dominant parfois toute la hauteur du plateau et offrant des espaces de jeu variés : cet objet symbolise à peu près tout, à en croire le metteur en scène, ou du moins tellement de choses qu’il ne signifie plus rien, et ses déplacements sont entièrement gratuits car dénués de sens dramaturgique. Malgré tout, l’effet décoratif est indéniable. Les costumes, eux aussi signés Poda, sont modernes et respectent la morphologie des interprètes, même si on peut se demander pourquoi Méphisto change de tenue à chaque scène. Le passage d’un acte à l’autre est d’autant plus fluide que les différents lieux de l’action sont évoqués par le minimum de détails (une croix lumineuse pour l’église, un tronc d’arbre noueux pour le jardin de Marguerite). Même la chorégraphie est assez imaginative, avec la trentaine de danseurs et de figurants recrutés pour l’occasion. Alors bien sûr, on pourrait imaginer un spectacle à peu près identique pour n’importe quel autre opéra du répertoire, mais après tout, chaque mise en scène a-t-elle l’obligation d’apporter quelque chose de neuf à notre connaissance d’une œuvre ? Selon la réponse que l’on fait à cette question, on jugera de diverses manières ce Faust qui a déjà le grand mérite d’échapper au ridicule, ce qui n’a pas toujours été le cas lors de représentations parisiennes récentes.
Anne-Catherine Gillet © Opéra Royal de Wallonie-Liège
Après tout, cette production n’empêche personne d’apprécier la musique, ce qui est aussi une vertu. La version de la partition retenue à Liège est bien sûr celle de 1869, avec le ballet (mais réduit de moitié). La scène de la chambre se limite à l’air « Il ne revient pas », et la scène de l’église est renvoyée après la mort de Valentin, d’où une étrange coupe qui relie directement l’entrée des soldats à « Gloire immortelle de nos aïeux », peut-être pour éviter de faire dire à Siébel « Elle est à l’église, je crois ». La lecture de Patrick Davin est particulièrement modérée, voire franchement lente dès que les chœurs interviennent : est-ce un choix esthétique ou une nécessité ? Au premier acte, les deux interventions en coulisses ne sonnent guère comme des appels à la vie. Plus loin, la kermesse, avec sa superposition de phrases différentes, y gagne évidemment en clarté, d’autant qu’on apprécie la netteté de diction des artistes du chœur, mais la valse y perd toute folie.
Autre motif de contentement pour le public liégeois – on aimerait pouvoir en dire autant quand Faust est donné en France – trois des quatre rôles principaux sont tenus par des solistes belges ! Ses admirateurs qui guettaient avec intérêt la prise de rôle d’Anne-Catherine Gillet n’auront pas été déçus, car ils auront retrouvé, malgré une toute récente trachéïte, les qualités de phrasé et de sincérité qui font tout le prix de ses incarnations d’héroïnes d’opéra et d’opéra-comique français. Bien sûr, on a connu des Marguerite à la voix plus ample, au timbre plus capiteux, mais celle-ci est bien demoiselle, pas matrone, et les aigus ne lui posent aucun problème. Doublure initialement prévue pour Brian Hymel dans Les Huguenots, Marc Laho possède lui aussi une admirable diction mais à ce stade de sa carrière, il ne peut plus aborder l’aigu qu’en force, sauf à passer en voix de tête comme il s’autorise à le faire pour émettre le contre-ut de sa cavatine. De Méphistophélès, Ildebrando d’Arcangelo possède toutes les notes, mais aucunement l’esprit : aucune ironie, aucune distance, et le personnage reste sérieux jusqu’au bout. Dommage qu’il n’essaye pas non plus de soigner davantage son articulation du français. Lionel Lhote, lui, est un Valentin modèle, même s’il est scéniquement assez immobile. La voix de Na’ama Goldman est ravissante dans le grave et le medium, moins dans l’aigu, et l’on se rappelle alors que Siébel n’a pas toujours été l’apanage des mezzos. Angélique Noldus est une somptueuse Dame Marthe, et c’est uniquement à la mise en scène qu’on reprochera de nous la montrer trop jeune et élégante pour le rôle.