Tout comme on ne joue plus guère aujourd’hui que la première version de Boris Godounov, faut-il s’attendre un jour prochain à ne plus entendre que le premier état du Faust ? C’est peu probable, pour diverses raisons, mais cela n’enlève rien à l’entreprise passionnante du Palazzetto Bru Zane qui, dans le cadre de son festival parisien, a donné à entendre quelque chose d’approchant de la version de 1859 du chef-d’œuvre de Gounod. Un Faust de dix ans plus ancien que la version habituelle de 1869 ? Non, de dix ans plus jeune par l’esprit, car en 1859, Gounod n’avait qu’une poignée d’œuvres lyriques à son actif et n’était pas encore un compositeur adoubé par une série de succès. Et son Faust, loin de devenir un pilier du répertoire de l’Opéra de Paris, était un opéra-comique, pas seulement parce que l’on y parlait, y compris au milieu des airs, mais parce que la comédie y était bien présente, aux côtés du drame romantique. Paradoxalement peut-être, cette première version plus jamais donnée paraît souvent plus cohérente, parce qu’elle expose clairement ce que la seconde narre de manière plus elliptique, parce que les personnages ont davantage le temps de s’y présenter. Bien sûr, on préférera toujours que Marguerite garde son mystère et n’ait pas ouvert la bouche avant de dire « Non, Monsieur, je ne suis demoiselle ni belle, et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main », mais de l’entendre d’abord chanter son duo avec Valentin permet d’en reconnaître la mélodie lorsqu’elle dit « Me voilà toute seule » entre Thulé et les Bijoux. Bien sûr, hormis « Maître Scarabée » à la place du Veau d’or, aucun des airs ou ensembles de cette première version (dont Michel Plasson avait enregistré quelques-uns dans son intégrale de 1991) n’est comparable ou supérieur à ceux de la version traditionnelle, mais il faut connaître ce Faust pour connaître Gounod.
Dans l’orchestration, divers détails contribuent aussi à l’évolution entre les deux états de la partition, mais l’impression de découverte vient surtout de la manière dont Christophe Rousset et ses Talens Lyriques s’emparent de l’œuvre, lui conférant une légèreté inouïe, plus proche de Mendelssohn ou même de Berlioz que de la solennité un peu Troisième République que l’on a coutume d’associer à Faust. Allègement des vernis et suppression des repeints : les restaurateurs de la chapelle Sixtine n’ont pas procédé autrement pour rendre à Michel-Ange ses coloris acidulés. Tout ici est transformé grâce au jeu plus mordant des instrumentistes et à la sonorité de leurs instruments « anciens », et du fait de tempos en général bien plus allant que d’ordinaire : pour une fois, l’admirable Valse n’a pas l’air d’un bal pour rombières dans les salons d’une sous-préfecture, mais bien d’un tourbillon qui entraîne les danseurs. De son côté, le toujours excellent Choeur de la radio flamande nous prouve qu’il n’y a pas de fatalité : les paysannes du premier acte peuvent sonner comme des jeunes filles et non comme des kolkhoziennes septuagénaires, les soldats revenant de la guerre ne sont pas forcément des soudards qui braillent.
Et la réussite du projet passe bien sûr par la formidable distribution de solistes réunie pour l’occasion. Succédant à Jean-François Borras initialement annoncé, et malgré une apparente indisposition, Benjamin Bernheim est un Faust éblouissant, par la beauté d’un timbre « alagnesque » autant que par le raffinement de son interprétation, même si le recours à la voix mixte donne à « Salut, demeure chaste et pure » un petit côté « Mexico, Mexiiiiico ». Véronique Gens aurait sans doute été bien étonnée si on lui avait dit il y a quelques années qu’elle chanterait ce rôle : elle n’en est pas moins une Marguerite superbe, évidemment à cents lieues de la petite dinde que certaines titulaires ont pu en faire. L’héroïne de Goethe est bien ici une femme passionnée, mais même l’enthousiasme juvénile de l’air des Bijoux est ici fort bien rendu, et l’on connaît les qualités de la diseuse et de la tragédienne. Manque le si aigu vers la fin d’« Il ne revient pas » : peut-être l’aura-t-elle osé pour le disque qui suivra. Alors qu’on avait pu le juger parfois un peu excessif dans ses incarnations de méchants, Andrew Foster-Williams est en Méphistophélès comme un poisson dans l’eau : son don comique naturel sert à la perfection le personnage, et sa voix de baryton-basse nous rafraîchit agréablement après tant de monstrueux diables slaves. Quant à la pointe d’accent anglais qui perce surtout dans les dialogues parlés, elle rappelle ce merveilleux diable que fut Peter Ustinov dans L’Histoire du soldat. Avec ce Valentin sans « Avant de quitter ces lieux » mais gratifié d’un air militaire (qui fut dès la première remplacé par le chœur des soldats), Jean-Sébastien Bou en grande forme trouve un rôle où il peut donner toute la mesure de son talent. Si Dame Marthe n’a ici rien de plus à chanter, au contraire (plusieurs passages du long quatuor du jardin sont parlés), Ingrid Perruche se révèle par son jeu digne héritière d’Yvette Guilbert dans le film de Murnau. De Siébel, Juliette Mars a la fraîcheur sans la miévrerie, et Anas Séguin se substitue in extremis à Jérôme Boutillier, appelé à assumer un rôle plus important que prévu dans l’autre Gounod qui fait les beaux jours de la capitale.
On attend maintenant la sortie du disque, tout heureux de savoir qu’il ne s’agira pas d’une énième intégrale de Faust, loin de là.