La légende de la Belle Maguelone, conte moyenâgeux, a inspiré Ludwig Tieck pour écrire son roman Liebesgeschichte der schönen Magelone und des Grafen Peter von Provence dont Brahms a tiré un cycle de quinze lieder. Ce n’est pas anodin, car depuis An die ferne Geliebte de Beethoven il s’agit du seul cycle d’un compositeur qui n’était pas intéressé outre mesure par la construction psychologique de ce genre cultivé par ses prédécesseurs et contemporains. Mais le côté purement narratif de cette belle histoire d’amour, remise au goût du jour par son compatriote, semble avoir retenu son attention. Pour résumer, Peter, jeune comte provençal, entendant parler de la beauté sans pareille d’une princesse se lance dans la conquête de celle-ci et ils tombent réciproquement éperdument amoureux… Ils fuient le royaume à cheval lorsqu’un méchant corbeau vole les trois anneaux offerts à Maguelone par son bien-aimé. Tentant de les rattraper, Peter est emporté par les flots avant d’être recueilli par un sultan pour lequel il se résigne à travailler. La princesse quant à elle condamnée à l’exil trouve refuge dans une ferme et accepte sa nouvelle condition de bergère. Mais l’amour triomphant les réunit par le plus rocambolesque des hasards et selon la formule consacrée, ils se marièrent…
Ce cycle est rarement donné dans nos contrées, car sa longueur et les parties lues en allemand ne sont pas d’un abord évident pour un non germanophone. Pourtant, quelques repères simples permettent de suivre facilement la trame de l’histoire et l’alternance rythmée entre les parties parlées et la musique tient l’auditeur en haleine. Comme à l’opéra, les textes lus sont des récitatifs faisant avancer la narration et les parties chantées des arrêts sur image des affects des protagonistes. A condition évidemment d’avoir des interprètes de qualité qui ne plombent pas une œuvre pour le moins imposante…
Tout d’abord Martin Walser, le cultissime auteur allemand, en récitant, trouve toujours le ton juste, simple et direct, sans aucune emphase pour raconter cette histoire comme s’il s’agissait d’un de ses lointains souvenirs.
Christian Gerhaher, manifestement gêné par la climatisation et par l’éclairage (la salle est elle-même éclairée pour permettre au public de suivre la traduction des textes dans le livret), n’en développe pas moins une ligne de chant absolument divine, de la plus irréelle des mezza voce jusqu’à la rage écumante de l’impuissance quand il est emporté par les flots :« So tönet denn, schaümende Wellen ». Son merveilleux instrument se plie à toutes ses intentions et pas une seule phrase, pas une seule syllabe ne sont laissées au hasard. L’interprétation est d’une intelligence et d’une profondeur ahurissantes. On n’aurait pu rêver plus fervent troubadour dans la plus pure acception du terme : pas de mise en scène, pas de mimique ni d’artifice, le chant seul suffit à transcender le message.
Gerold Huber, dont on sait les liens quasi fraternels l’unissant au baryton, est également hallucinant d’intensité et de raffinement. La maîtrise polyphonique de son jeu développe des trésors de subtilités pour aérer l’écriture touffue de Brahms et offrir de la sorte un sentier où Gerhaher n’a plus qu’à poser les pas de son Peter.