Qui n’envisage pas le Festival de Verbier comme un lieu de transmission ne peut comprendre l’esprit d’une manifestation qui fête en 2014 sa 21e édition. Sur ce petit toit du monde, au cœur des Alpes Suisses, une centaine de jeunes musiciens viennent chaque année se frotter, auprès d’artistes consacrés, aux grands titres du répertoire, tel Fidelio proposé en version de concert samedi 26 juillet.
Le résultat ne manque pas de surprendre car ces jeunes musiciens, loin de balbutier, atteignent un niveau d’exécution digne des meilleures formations. Ainsi le Verbier Festival Chamber Orchestra nous a semblé en tous points supérieur aux Musiciens du Louvre quinze jours auparavant dans Il turco in Italia à Aix-en-Provence sous la baguette du même Marc Minkowski. N’étaient les cors malmenés par l’orchestration – « Abscheulicher! Wo eilst du hin », le monologue de Leonore est intraitable –, voilà longtemps que l’on n’avait pas ressenti un tel enthousiasme sonore. Fidelio est un opéra symphonique, c’est entendu. Encore faut-il que le message d’amour qu’il véhicule soit porté avec cette sincérité, cette spontanéité qui est l’apanage de la jeunesse. Marc Minkowski n’est évidemment pas étranger à l’impression de liberté qui émane de l’orchestre. Sa direction, toute en contraste, insuffle à la musique un élan régénérateur. La liesse finale avec ses accélérations étourdissantes jaillit telle l’eau vive et tumultueuse qui dévale les pentes alpines – la métaphore est de circonstance. Sauf qu’à la différence d’Aix, tout ici est en place, sans aucun des décalages qui, deux semaines plus tôt, déréglait la mécanique rossinienne. Fidelio d’ailleurs est-il vraiment un opéra symphonique ? Le débat semble dépassé à l’écoute de ces instruments et de ces voix qui ne luttent pas pour une vaine préséance mais avancent ensemble d’un même pas vers le gigantesque puits de lumière conclusif. Comme dans La Damnation de Faust quelques jours auparavant, The Collegiate Chorale semble plus solide côté hommes que femmes, ce qui n’empêche en rien le « Heil se idem Tag » d’éblouir.
© AlinePaley
Eblouissants aussi, les solistes ne se disputent pas la primauté, comme trop souvent en version de concert, ou ne tente pas de compenser l’absence de mise en scène par des gestes convenus. Ils vivent la partition avec des moyens qui correspondent, peu ou prou, aux exigences de l’écriture et qui au-delà de leurs qualités intrinsèques, entretiennent le débat autour des questions vocales posées par Fidelio. A rebours de Wilhemine Schröder-Devrient, grande interprète du rôle de Leonore, Ingela Brimberg a chanté Senta – et comment ! – avant d’aborder ici pour la première fois l’héroïne de Beethoven. Son soprano ravageur, qui fut d’ailleurs à l’origine mezzo (voir l’interview accordée à Laurent Bury) a gagné en épaisseur, au point de parvenir à cette tessiture ambigüe qui fait Leonore prodrome de Kundry. Plus dramatique inévitablement avec pour conséquence un aigu moins lumineux mais toujours aussi précis, son chant continue d’être porté par un engagement en dehors du commun, au point que l’on craint à chaque note que la chanteuse ne se consume. Le frisson nait bien sûr de cette sensation de danger qui semble consubstantielle à Ingela Brimberg. Elektra est dans son collimateur, le mois prochain en plein air à Umeå. Et après ?
En mixant le fameux « Gott » – ce Sol interminable qui ouvre son aria – puis en l’enflant et le diminuant longuement, Brandon Jovanovich rappelle que Florestan fut conçu à une époque où les aigus de poitrine n’étaient pas la règle. Il serait intéressant d’ailleurs de confier le rôle de l’époux de Leonore à un vrai belcantiste – Gregory Kunde ou Michael Spyres –, ce que n’est pas Jovanovich, malgré cet effet liminaire bienvenu. La fin de l’air, ô combien éprouvante car tendue, est négociée avec moins de brio que le début. L’exaltation amoureuse de « O namenlose freude ! » est aussi une épreuve pour ce ténor dont l’héroïsme n’est pas tant en cause que l’adaptation d’une technique, avec ses limites, à un certain type d’écriture. Si l’on dit Fidelio symphonique, c’est aussi parce qu’il apparait souvent périlleux pour les voix.
La confrontation entre les deux basses, enfin, aide à mesurer le fossé qui sépare Pizzarro de Rocco, même si la démonstration n’est pas toujours probante. Evgeny Nikitin peut sembler clair de timbre pour une âme aussi noire que Pizzarro. Pervers ? Oui. Autoritaire ? Non : le grave n’a pas la projection suffisante pour en imposer au Rocco de Robert Gleadow. Appelé au dernier moment à remplacer René Pape, ce jeune chanteur canadien fait figure de révélation. Trop, presque ! Il y a plus qu’un modeste geôlier derrière cette voix longue et racée, derrière cette noblesse, cette morgue et ces accents hargneux. On parlerait de contremploi si la justesse de l’interprétation, surlignée par la présence de l’artiste, ne coupait court la discussion. Sa jeunesse prometteuse s’enrichit au contact de ses aînés, tout comme au second plan s’épanouissent Sylvia Schwartz (Marzelline), Bernard Richter (Jaquino) et Charles Dekeyser (Don Fernando). Verbier, lieu de transmission, disions-nous. Preuve est faite.