Il est des moments où le métier de critique musical s’apparente à celui de correspondant de guerre.
Pour aller assister, mercredi 20 novembre dernier (1805), au Theater an der Wien à Vienne à la création de l’opéra Fidelio de Beethoven, nous avons dû traverser une Europe envahie par la Grande Armée de Napoléon. Partout ont lieu des contrôles. Vu l’actuelle domination française sur le terrain, notre nationalité nous a permis d’arriver à bon port. Les armées des maréchaux Murat et Lannes étaient entrées dans Vienne une semaine plus tôt, après avoir convaincu les Autrichiens de ne pas faire sauter les ponts sur le Danube qu’ils avaient minés. Cela nous a permis d’accéder à la ville.
Mais Vienne avait été désertée par ses élites qui s’étaient réfugiées dans leurs maisons de campagne. Cela a privé Beethoven de son public habituel.
La salle était peu remplie, l’essentiel du public étant constitué d’officiers français qui avaient souhaité s’offrir une soirée viennoise mais étaient peu connaisseurs en matière d’opéra.
Parmi les amis de Beethoven qui étaient restés à Vienne et étaient présents dans la salle se trouvait le prince Lichnowski, mécène de Beethoven. Pour des raisons personnelles, il n’était pas hostile aux Français et s’était d’ailleurs violemment querellé à ce sujet avec Beethoven qui voue, lui, une haine à Napoléon. (Ce compositeur n’a-t-il pas annulé, il y a deux ans, la dédicace de sa troisième symphonie qu’il avait initialement faite à Bonaparte lorsque celui-ci s’est fait couronner empereur !)
L’histoire de Fidelio est celle d’une femme appelée Léonore qui se déguise en homme pour aller délivrer son mari prisonnier politique. Belle preuve de fidélité !
Les interprètes étaient ceux de la troupe du Theater an der Wien, que dirige Emmanuel Schikaneder – lequel, rappelons-le à nos lecteurs, a écrit il y a quinze ans le livret de la Flûte enchantée de Mozart.
Le chef d’orchestre maison, Ignaz von Seyfried, et les musiciens n’ayant cessé de dire, lors des répétitions, que « cette musique était un charivari » se sont engagés sans conviction dans son interprétation. Cela s’est lourdement ressenti. Le ténor Fritz Demmer n’était pas à la hauteur. Quant à la soprano, Anna Milder, c’était une débutante de 20 ans, dont la voix est belle, mais qui a surtout plu aux officiers français par son physique.
Ces derniers n’ont pas été insensibles au mâle engagement des hommes dans le chœur des prisonniers mais ont été incapables d’apprécier la beauté de certains passages comme l’air de Florestan, accompagné d’un hautbois caressant qui symbolise la femme aimée, ou encore le bouleversant trio au cours duquel Léonore reconnaît son mari en l’homme à qui elle a apporté à boire au fond de la prison, ou aussi le grand quatuor en canon « Mir ist so wunderbar ».
La représentation se déroula dans une froideur générale. On ressentait l’indifférence du public et sa lassitude devant la longueur de l’œuvre. Pour tout dire, on a fait fi de Fidélio !
A la fin, le prince Lichnowski nous a dit : « Il faudra faire des coupures ! Je vais organiser une réunion chez moi pour convaincre Beethoven de supprimer des passages. Mais acceptera-t-il ? Vous connaissez son mauvais caractère. Pour le convaincre, je ferai venir son ami d’enfance, Breuning, qui était l’un de ses rares fidèles à être dans la salle aujourd’hui, ainsi que l’écrivain Colin qu’il connaît et qui pourra réduire le livret. »
Aura-t-on bientôt un nouveau Fidelio, voire – puisque Beethoven appelle aussi cet opéra Léonore – un Léonore 2 ou un Léonore 3 ? L’avenir nous le dira.
A propos d’avenir, on nous a dit que Napoléon prépare une grande bataille à Austerlitz pour le début de décembre. Qu’en sortira-t-il ?