Déjà présentée en juin 2016 dans le cadre des Wiener Festwochen, dans le lieu même qui vit sa création, ce Fidelio inspiré par la peinture hallucinée de Jérôme Bosch est, au plan scénique et dramaturgique, un étrange objet finalement peu convaincant. La carrière d’Achim Freyer est immense, il n’est pas sûr que cette production-ci y ajoute beaucoup.
Au cœur de la conception du spectacle se trouve un imposant décor fait d’un immense cadre métallique grillagé sur fond noir, sorte de vision moderne de l’enfer qui représente ici la prison – au sein duquel évoluent des personnages étranges, mi-hommes mi-pantins, affublés de masque grotesques, difformes, visiblement inspirés par la peinture de Jérôme Bosch et ses étranges créatures imaginaires. Au pied de ce dispositif, la masse informe des prisonniers rampe et gémit.
Christiane Libor (Leonore)© Monika Ritterhaus
Le tout est très chichement éclairé, et encore occulté par un rideau d’avant-scène sur lequel sont projetées d’étranges inscriptions chiffrées, comme les reliefs d’une démonstration mathématique interrompue. Quelques corps démantelés, écartelés sur des barbelés frémissent de leurs derniers spasmes tandis que Jacquino et Marzelline entament leur innocente première scène. Au delà du côté très spectaculaire (et sans doute fort coûteux) du dispositif, que cherche à nous dire Achim Freyer : que la prison est un enfer ? Qui en doute… Que cet enfer est un universel qui traverse les âges du XVè siècle à nos jours ? Soit ! Mais pourquoi tourner cela en dérision ? Où est le message humaniste du livret si tous les personnages sont des pantins ? Où est l’esprit des lumières qui souffle sur l’opéra d’un bout à l’autre ? Les hésitations de Rocco, les tourments de Fidelio, la légèreté de Marzelline, tout cela est occulté par les masques et le manque d’éclairage. Et surtout, où est le magnifique élan vers la liberté que Beethoven a mis partout dans sa musique et qui est le cœur du message de l’œuvre ? Sans parler de la beauté formelle de cette musique, sans cesse démentie par un visuel fort dépourvu de séduction. Ici, aucune trace d’espoir, aucune rédemption. Et pour point culminant de l’œuvre, au moment de la libération de Florestan, apparait Léonore déguisée en ange exterminateur, son épée de néon dans une main et son aile dans l’autre, le tout parfaitement ridicule et n’ouvrant sur aucune perspective. La présence de cette épée est d’autant plus incongrue que c’est la ruse et non la force qui est venue à bout du despotisme de Don Pizzaro. Et ce ne sont pas les quelques avions qui traversent alors le ciel au dessus d’une ville imaginaire (façon 11 septembre ?) qui ajoutent quoi que ce soit à une proposition fort dépourvue de sens. Bref, on l’aura compris, cette mise en scène ne nous aura pas convaincu, ce n’est pas de ce côté là qu’il faut chercher les qualités de cette production.
Musicalement en revanche, la direction exemplaire de Marc Minkowski est un véritable régal. Attentif au moindre détail de la partition, il lui donne une parfaite lisibilité, étageant les plans sonores avec une évidente science du contrepoint, faisant naître des couleurs magnifiques au sein de l’orchestre Philharmonique du Luxembourg qu’il a galvanisé pour l’occasion. Sa conception de l’orchestre beethovenien le pousse plutôt du coté de la légèreté, avec des accents mozartiens et une constante recherche de transparence, des tempos rapides, une direction nerveuse et fluide, une dynamique savamment dosée et des oppositions cordes – vents très suggestives. Toute ces qualités n’empêchent pourtant pas quelques décalages entre la fosse et les chanteurs : Minkowski tient mieux ses troupes que ses solistes.
La distribution vocale comprend quelques belles surprises : le Florestan de Michael König est très solide, émouvant, puissant, parfaitement distribué ; grande satisfaction aussi pour Julien Behr qui chante Jacquino et pour Evgeny Nikitin, un très redoutable Pizzaro. Le personnage de Rocco, traité comme une basse bouffe par la mise en scène et interprété comme tel par Franz Hawlata ne manque pas de nuances, le chanteur rendant assez bien les subtilités du rôle, moins univoque qu’il y paraît. Don Fernando est chanté par Cody Quattlebaum avec l’autorité et la puissance qui sied au rôle. Du côté des personnages féminins à côté d’une Marzelline charmante et légère (Caroline Jestaedt) mais aux vocalises mal assurées, Christiane Libor (Leonore) développe avec beaucoup d’aplomb et une belle énergie une voix puissante et claire, parfois un peu criarde dans l’aigu.
Le travail de l’excellent chœur Arnold Schoenberg est remarquable également : attaques franches, couleurs variées, large dynamique rendent intéressantes chacune de ses interventions, si soigneusement placées par Beethoven pour ponctuer la partition.